Nigel Irens, l´artiste du Devon

Nigel Irens Francis Joyon
DR

Après Ellen, aujourd’hui Francis et, on dit, d’autres navigateurs à venir, vous voilà la coqueluche des chasseurs de records océaniques en solitaire. Pourquoi ?
C’est peu être en raison de mon côté artiste ou intuitif ? Je m’explique : dans l’architecture navale, il y a un côté artistique/empirique et un côté scientifique. Moi je suis plutôt du premier côté. Le scientifique a besoin de bases de données pour produire des analyses et c’est pour ça que je travaille avec Benoît Cabaret qui est un ingénieur. Mais quand il n’y a pas de base de solides bases de données, comme cela existe en 60 pieds ORMA, et donc là où il faut une bonne dose de scientifique pour faire la différence, l’artiste que je suis trouve plus matière à s’exprimer. J’aime concevoir plus qu’analyser et j’aime défricher. Lors d’un récent dîner à Londres organisé par le Royal Institut of Naval Architecture, on m’a convié à faire un discours sur mon métier. Le débat oscillait entre le « feeling » et la science. Et pour expliquer ma position, j’ai employé une expression française,  « au pif », en posant le doigt sur mon nez…

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C’est vrai que vous continuez à faire des maquettes en bois des bateaux ?
Tout à fait. C’est bon pour le feeling !

Parlons des bateaux de record en solitaire. Un bolide Orma de 60 pieds ne peut pas convenir ?
Ah non pas du tout. Ils sont trop vulnérables en haute mer.

Vous voulez dire qu’ils sont trop dangereux ?
C’est aux skippers qu’il faut poser la question. Personnellement, je pense qu’un bateau dont la longueur est limitée, ce n’est pas terrible au large. La stabilité longitudinale est précaire.  

Vous préférez le 4 x 4 à la Formule 1 en haute mer ?
On peut le dire comme ça. A la réserve que les moyennes établies par Ellen sur son trimaran (long de 23 m, ndlr) dans le Grand Sud sont quand même éloquentes. Votre « Formule 1 » serait un peu « paumée » dans de telles conditions. Par mer plate je suis d’accord que le bateau d’Ellen est moins compétitif surtout au près, mais dans la grosse mer sa longueur et sa géométrie légèrement cabrée contribuent à plus de sécurité et à singulièrement reculer les risques de chavirage.

De toute façon on navigue souvent le pied sur la pédale de frein à bord de ces multicoques
Oui mais c’est pas toujours possible. Quand vous êtes surpris par un grain au débridé, il n’y a guère d’échappatoire. On ne peut pas descendre la grand-voile, on peut pas toujours lofer et encore moins à abattre. Le frein ne marche plus !

Peut-on dire que le nouveau Idec est un B & Q Castorama en plus grand, au prétexte que Francis est quand même nettement plus costaud physiquement qu’Ellen ?
Je ne suis pas autorisé à vous donner les dimensions d’Idec, mais il sera effectivement un peu plus grand que B & Q.

Au lancement de B & Q, vous expliquiez vous être inspiré du Fleury Michon VIII, (long de 23 m aussi) le dernier trimaran que vous avez fait (en 1986) avant que ne soit imposée la longueur de 60 pieds. Où situez-vous Idec ?
FM VIII était effectivement typé pour le débridé, mais B & Q encore plus. Je situerai Idec entre les deux conceptuellement.

Quelles leçons avez-vous tiré du périple d’Ellen ?
Je dirais en premier : le bateau n’a pas cassé. Donc on peut se poser la question : est-ce que nous sommes justes comme il faut au niveau structure ou sur échantillonnés ? Il faut se souvenir qu’à l’époque, le temps à battre autour du globe était de 92 jours et donc il « suffisait » de ne pas casser. C’était la priorité. On avait ainsi toutes les bonnes raisons de ne pas faire un bateau extrême pour Ellen. Maintenant on en sait plus et inévitablement, quelque soit l’architecte ou le skipper, on va pousser plus loin. D’autant que le record est désormais à 71 jours et 14 heures.

Ca fait plus de 20 ans, vous avez dessiné une formidable machine de vitesse océanique : le catamaran Formule Tag… Et depuis vous n’avez fait que des trimarans. Pourquoi ?
C’est dû à la limitation de la longueur à 60 pieds. Plus précisément concernant la navigation en solitaire, un catamaran de taille conventionnelle présente un gros point faible : la forme très brutale de la courbe de stabilité. Soit on est du bon côté, soit on va chavirer. Sur les très grands bateaux à équipage de la taille d’Orange, c’est moins pénalisant car ils sont stables. Et le cata peut trouver son avantage comparé à un grand trimaran surpuissant.

Pour résumer, la solution cata a des arguments au-delà de 30 m de long ?
Oui, on pourrait le dire de cette façon.

Revenons à Idec construit en infusion. C’est un peu un retour en arrière techniquement parlant ?
Techniquement, on peut le penser ainsi, mais économiquement c’est très avantageux. Et puis le constructeur Marsaudon a bien perfectionné son infusion. Le delta en poids pour la seule structure serait de 15% comparé à du pré imprégné. Ce qui ramené au poids de l’ensemble du bateau prêt à naviguer demeure acceptable.

Pas de Nomex non plus ?
Idec est en sandwich mousse/carbone. Le bateau d’Ellen est en mousse également : c’est quand même plus fiable que la combinaison carbone/Nomex telle qu’employée sur les 60 pieds ORMA. Moi je suis favorable à un peu de souplesse : ça peut-être l’âme ou la peau. L’ancien Formule Tag était en tissu pré imprégné (une première à l’époque, ndlr) mais la peau était en Kevlar. Le Fuji de 1990 était en carbone avec de la mousse Airex…

On dit qu’un bateau similaire à celui de Francis Joyon est en construction de l’autre côté de la planète pour un skipper français ?
C’est exact, mais je ne peux pas m’étendre sur le sujet. Par contre la comparaison des deux bateaux va être passionnante. Au départ nous avons proposé le même avant-projet aux deux skippers et chacun a tellement influencé le design que ça se termine avec deux bateaux assez différents sur un concept de base identique. Un bateau simple (Idec) pour un « marin à l’ancienne » et un produit plus technique et aussi plus coûteux de l’autre côté.

Vous avez été consulté pour le nouveau grand projet de Banque Populaire ?
Pas encore, mais on espère bien (le 60 pieds BP IV de la Multi Cup est un plan Irens, ndlr). Et là il s’agirait  d’un bateau de record en équipage donc plus grand. Un nouveau challenge !

Ca vous plaît vraiment ces bateaux de records océaniques ?
Oui j’aime bien. La composante « artistique/feeling » est plus forte pour ce genre de projets. C’est plus mon territoire…

Propos recueillis par Patrice Carpentier