Entre la conduite d’un bateau de course et la rhétorique de la sensualité, les différences sont certainement plus ténues qu’on imagine. A faire corps avec leur machine, à chercher à tirer le meilleur parti de chaque vague, de chaque risée, les navigateurs développent une propension réelle à mettre en phase corps et coque… Et la recherche du petit couloir de vent salvateur qui permettra de marquer sa différence à l’arrivée, ressemble fort à celle de Casanova en quête de la vallée de Venus, à la naissance du décolleté de ses futures conquêtes. La recherche de ce bonheur fugace, tient autant de l’équilibrisme que d’un certain état de grâce. A la vacation, les hommes de tête oscillent entre décontraction affichée et concentration extrême. Car les derniers routages donnent actuellement un écart de quinze minutes entre les deux leaders. Autant dire, une goutte d’eau à l’aune des quelques 3500 milles parcourus depuis le départ de Belle-Île-en-Mer. A cinquante milles au nord, Gildas Morvan tente de ne rien lâcher dans l’attente de la bascule de vent qui lui permettra de se recaler devant son adversaire. Erwan Tabarly, quant à lui, continue de pousser les feux de sa machine et croit de plus en plus en sa bonne étoile. Entre les deux protagonistes qui rêvent chacun d’accrocher leur première grande victoire dans une des épreuves majeures du circuit solitaire, la relation se teinte d’estime réciproque, de complicité, mêlée de l’agressivité nécessaire pour prétendre enfin décrocher la timbale tant attendue. Et devant le scénario improbable qui se dresse devant eux, chacun use de la même circonspection : pourquoi pas une bataille à vue, voire un finish au couteau, si c’est moi qui l’emporte ?
Duels à tous les étages
Derrière ce duel majuscule, les prétendants au podium se pressent : François Gabart (Espoir Région Bretagne) peine à réfréner son enthousiasme. Le veut-il d’ailleurs ? Le jeune navigateur, tel un chien fou, enquille les milles et ne désespère pas, après avoir damé le pion à Nicolas Troussel (Financo), de s’offrir le scalp d’une autre tête couronnée. François avait déjà démontré que la valeur n’attend pas toujours le nombre des années, il confirme là que l’insouciance et le plaisir sont aussi deux sacrés moteurs. Plus à l’arrière, la bagarre ne faiblit pas : Armel Tripon (Gedimat) comme Gérald Veniard (Macif), se transforme en chasseur de nuages. En guise de filet à papillon, un spi multicolore et, comme moyen de surprendre la bête, une approche maîtrisée des trajectoires. Une prise réussie et ce sont des milles avalées à vitesse grand V porté par un vent soutenu… Pour tous, l’attente frénétique des classements permet ainsi de mesurer la justesse du chemin parcouru. Quoique… pour Franck Le Gal (Lenze) et Isabelle Joschke (Synergie), le meilleur jugement s’opère à vue, puisqu’à 400 milles de l’arrivée, les deux solitaires se retrouvent bord à bord. Un mille gagné ou perdu se mesure vite quand on commence à voir la voile de l’autre s’effacer sur l’horizon. L’arrivée sur Marie-Galante se profile donc dans la journée de demain, en fin de soirée… Une projection qui ne peut que combler d’aise Jean Maurel, le directeur de course, en phase totale entre ses projections théoriques fondées sur l’expérience des courses précédentes. Comme quoi, être dans la moyenne peut parfois friser l’excellence.
Le mot du jour : sommeil
Savoir gérer son sommeil peut être une des clés de la victoire. Les deux leaders sont suffisamment avertis des pièges liés au manque de lucidité pour trouver la limite. D’autres navigateurs ne peuvent plus s’offrir ce luxe. Isabelle Joschke, du fait de ses problèmes électriques, doit passer de longues heures à la barre au prix de véritables coups de pompe, notamment à une des heures les plus critiques, le début de nuit. Phases hallucinatoires, perte de vigilance au programme.
Ils ont dit :
Isabelle Joschke – Synergie – 8ème au classement de 15h
« Toutes les premières parties de nuit, c’est le black out complet, et souvent dans ces cas là, je ne sais plus qui je suis, ni où je suis, mais les journées restent super agréables en revanche. Je suis toujours dans le match, je n’ai pas l’intention de me laisser faire comme ça, rien n’est fini ! La journée, je prends beaucoup de plaisir, mais la nuit je ne vous cache pas que c’est vraiment dur. Sur le moment, on ne comprend pas trop ce qu’il se passe, au point de ne pas se rendre compte que tu es sur un bateau entrain de traverser l’Atlantique… J’ai bien tiré sur la corde depuis une semaine, il est temps que ça se termine car il faut faire attention quand même. Mais je suis toujours aussi contente d’être là ! La nuit, je me repose entre deux heures et trois heures et la journée je fais deux ou trois siestes de dix minutes. Sinon tout va bien à bord, à part quelques petites bricoles comme tout le monde. J’ai eu zéro contact à la VHF du fait de mes restrictions d’énergie car ça consomme beaucoup et je veux perdre le moins possible d’énergie pour être sûre d’avoir toutes mes cartes jusqu’à la fin. »
Gildas Morvan – Cercle Vert – 1er au classement de 15h
« On n’est pas très loin l’un de l’autre avec Erwan (Tabarly), on a une quinzaine de milles d’écart à peu près. Les fichiers, ce matin, avaient plutôt l’air en ma faveur… Tant que la ligne n’est pas coupée, tout est possible dans un sens comme dans l’autre, mais là, Athema est encore derrière, si je pouvais le mettre à 20 milles ce soir ce serait bien, mais bon… L’arrivée sera assez serrée, tout va dépendre des bascules de vent et duquel de nous deux aura le plus de pression. Il va y avoir de l’imprévu quand même. Quinze minutes de décalage, ça ne me dérange pas, surtout si je suis devant ! Quoi qu’il en soit, le finish sera tendu demain soir ! J’ai calculé pile poil mes réserves d’eau et de nourriture, donc je n’ai rien jeté. Je n’ai juste plus de café depuis 48 heures. Sinon je suis tout juste en gasoil, en eau et en nourriture, donc ça va. C’était très dur de barrer cette nuit avec la houle et la nuit noire donc j’en ai profité pour bien dormir et récupérer comme il fallait donc je suis d’attaque pour le finish ! J’ai deux routages, un qui me fait empanner une seule fois et un autre plusieurs fois. »
Erwan Tabarly – Athema – 2ème au classement de 11h
« Il reste une journée et demie de régate, ce sont les derniers milles, il faut tout donner et on verra bien comment ça va se finir car c’est très serré ! Il y a bien sur un scénario que je préfèrerais, mais c’est difficile pour l’instant de voir comment ça va se passer… Ce matin, on a eu pas mal de grains et il y en a encore qui sont menaçants, ca fait des aléas sur la route, ça perturbe la marche du bateau. Je regardais encore les routages tout à l’heure et 15 minutes seulement nous séparent avec Gildas, avec un avantage pour moi. Mais ça ne change pas grand-chose à la façon de naviguer, je fais la trajectoire la meilleure possible. Il ne faut pas trop y penser, il faut essayer de faire abstraction de ça pour faire au mieux. Même François Gabart derrière, avance bien, on ne se sait jamais ce qu’il peut se passer sur le finish. C’est un peu tendu… J’essaie de barrer le plus possible, je dors beaucoup moins que la semaine dernière par exemple, je dors le strict minimum pour être en forme et du coup je barre, je règle et j’essaie de faire avancer le bateau le plus vite possible.
Deux leaders dans un quart d’heure
- Publicité -