Une délicate sortie de la Manche

Amedeo et Tripon SNCF Geodis
DR

Ce qui frappe dans la configuration de la Manche, c’est la différence d’amplitude constatée entre Aber Wrac’h à l’entrée Ouest et Granville dans le coin de la presqu’île du Cotentin, mais surtout avec Saint Vaast-la-Hougue au fond de la baie de Seine et Boulogne/mer à l’orée du Pas-de-Calais. Cela est dû au phénomène de résonnance de l’onde marée qui arrive par l’Ouest pour traverser la Manche jusqu’à la mer du Nord : en butant sur ce « mur normand », la marée s’amplifie pour atteindre l’une des plus grandes amplitudes du monde soit treize mètres au Mont-Saint Michel. Ce mouvement énorme des eaux de la Manche provoque d’importants courants de marée qui, dans la nuit de dimanche 3 à lundi 4 novembre, lendemain du départ, atteindront plus de sept nœuds devant le raz Blanchard.

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Au moment du départ prévu ce dimanche à 13h, la mer commencera à descendre depuis trois heures : les monocoques Imoca seront donc peu gênés par l’état de la mer qui va se calmer au fur et à mesure qu’ils s’approcheront de Cherbourg, mais pour les Class40’, la progression va être nettement plus lente et le gros de la flotte devrait se retrouver au milieu du raz Blanchard à la mi marée suivante (montante). C’est donc un passage délicat qui s’annonce au point que certains skippers n’hésiteront pas à piquer franchement sur les côtes anglaises avant de retourner vers les îles anglo-normandes si le vent est contraire. 

Deux zones à éviter

A ce paramètre courant de marée non négligeable juste après le départ du Havre, il faut ajouter deux contraintes de navigation liées à la gestion de l’intense trafic qui caractérise la Manche : 20% du transport mondial maritime passe par cette zone ! Et pour réglementer et fluidifier les axes de navigation des cargos, des « rails » ont été définis virtuellement entre les côtes anglaises et françaises avec deux zones importantes interdites pour les voiliers de la Transat Jacques Vabre : les Dispositifs de Séparation du Trafic (DST).  La première zone DST se situe au Nord des îles anglo-normandes, ce qui impose aux navigateurs de raser plus ou moins les côtes normandes au raz Blanchard et au large d’Aurigny, ou de piquer vers le Nord-Ouest sur Torquay pour déborder cette zone interdite par les côtes anglaises. Par vent d’Ouest lorsqu’il faut tirer des bords, ce choix est cornélien car il induit une trajectoire bloquée pendant au moins deux heures… Autre DST à respecter, celui de Ouessant avec le même type de dilemme par vent contraire : soit passer par le chenal du Fromveur au large du Conquet où les courants de marée sont aussi puissants(plus de six nœuds par grand coefficient de marée), soit remonter au Nord de la zone en s’écartant de la route directe vers le Brésil…

Mais entre ces configurations maritimes et ces contraintes de sécurité de navigation, il reste le paramètre essentiel de la navigation à la voile : le vent ! Or celui-ci a une forte tendance à s’orienter au secteur Ouest à l’automne avec le passage des dépressions atlantiques. Celles-ci se sont formées aux environs de Terre-Neuve par confrontation des masses d’air chaud venues de la Floride et des bouffées d’air froid installées sur le Labrador. La trajectoire habituelle des dépressions atlantiques suit un axe Ouest-Est avec une composante Nord-Est en arrivant sur l’Europe. Ces perturbations chargées d’humidité se renforcent dans un premier temps en abordant l’océan, puis sont ralenties et dégradées en arrivant sur le continent européen : elles peuvent traverser l’Atlantique à plus de 40 nœuds (70 km/h) et générer des vents supérieurs à 60 nœuds (110 km/h) comme ce fut le cas dimanche 27 octobre 2013…

Mais ce qui intéresse particulièrement la Manche, c’est l’effet Venturi produit par la configuration géographique et orographique du Channel : les centres dépressionnaires ont tendance à passer entre l’Islande et l’Ecosse, mais parfois plus bas en latitude, c’est à dire entre l’Irlande et l’Angleterre ou carrément entre la Cornouailles britannique et le pays léonard comme ce sera le cas ce samedi ! Les vents de Sud-Ouest qui préludent à l’arrivée de cette perturbation deviennent très instables sur le Nord de la Bretagne et derrière la presqu’île du Cotentin car la brise a été ralentie et déviée par les reliefs. Il y a déformation des isobares (lignes de même pression atmosphérique), donc déviation du vent et renforcement de la brise en particulier près des pointes de relief comme au raz Blanchard !

Et après que le premier passage nuageux et pluvieux (front chaud) ait balayé la Manche, les vents tournent à l’Ouest en forcissant par effet de canalisation entre Land’s End et l’Aber Wrac’h : ils deviennent irréguliers en butant sur le « mur » de la presqu’île du Cotentin. La bascule au Nord-Ouest qui suit le deuxième passage nuageux (front froid) est caractérisée par l’arrivée de cumulonimbus, de gros grains de pluie, de grêle, de neige, voire d’orages avec de fortes rafales très irrégulières…

La sortie de la Manche est donc la partie la plus délicate d’une transatlantique en cas de passage dépressionnaire car il faut éviter de casser dans une mer nettement plus formée et plus chaotique qu’au grand large (à cause des effets de résonnance de la côte et des courants de marée). Pourtant il faut sortir dans le paquet de tête afin de se positionner stratégiquement pour la suite du parcours, mais surtout pour bénéficier au plus vite de la bascule du vent au secteur Nord-Ouest afin de traverser rapidement le golfe de Gascogne, avant d’aborder le deuxième obstacle d’une transat, le cap Finisterre