Habituellement, nombre d’entre nous se rappellent où ils étaient lors de moments historiques comme par exemple les premiers pas de l’homme sur la lune. Il en est de même pour des moments beaucoup moins joyeux. Pour ma part, je me rappelle très bien où j’étais le mercredi 8 janvier 1997 quand la chaîne télé Radio-Canada et sa speakerine Michèle Tisseyre ont annoncé la disparition de Gerry Roufs aux infos. C’était le jour de mon anniversaire. Nous étions à table à célébrer et manger. Je me rappelle aussi qu’un silence interminable trahissait bien les pires appréhensions qui nous envahissaient. Dix ans plus tard, rien n’a été oublié. J’ai d’ailleurs lu et relu maintes fois le livre de Michèle Cartier qui fait écho au cri déchirant de celles qui voient leur amour englouti par les flots. Comme bien des gens, j’ai aussi eu ce besoin insatiable de savoir et de comprendre les raisons du drame. Et surtout, je voulais connaître ce qui motivait ces gens qui parcourent les océans sur des coquilles de noix. Je voulais savoir ce qui les poussait à risquer leur vie. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser à la course au large. Dix ans plus tard, j’en suis encore au stade de la découverte de cette passion que la mer inspire. Mais je n’oublierai jamais que ce qui m’attire aujourd’hui si inexorablement est d’abord parti de cette blessure profonde créée par la disparition d’un marin exceptionnel nommé Gerry Roufs.
Né à Montréal le 3 novembre 1953, Gerry Roufs grandit à Hudson où il fréquente son premier club nautique à l’âge de six ans. Il deviendra plus tard avocat, après des études de droit à l’Université de Montréal. Il est membre de l’équipe nationale de voile du Canada de 1973 à 1983 et débute ses premières courses océaniques en compagnie de Mike Birch sur le catamaran Formule Tag. C’est en 1985 que Gerry Roufs décide de vivre de sa passion en devenant coureur océanique professionnel. En 1989, il s’exile en France pour mieux vire de son métier. Son Palmarès éloquent démontre hors de tout doute son indiscutable talent de marin.
En 1978, il est vice-champion du monde de 470.
En 1984, il finit troisième avec Mike Birch sur Formule Tag lors de la Route de la Découverte.
En 1985, il est vainqueur de la transat Monaco New-York sur le Formule Tag.
En 1986, il établit le record de la traversée de l’Atlantique sur le catamaran Royale avec Loïc Caradec. Il récidivera en 1990, cette fois sur Jet Services.
En 1987, il est vainqueur de la course de l’Europe sur Jet Services avec Daniel Gilard.
En 1988, il gagne la Québec-St-Malo sur Jet Services avec Serge Madec. Il gagne ensuite la Route de la découverte et établit le record de la traversée de l’Atlantique NY – Cap Lizard.
En 1989, il gagne la course de l’Europe sur Jet Services.
En 1991 il termine deuxième de l’Open UAP sur Fujicolor avec Mike Birch.
En 1994, il finit 4ième du Trophée des Champions et 3ème lors de la Route du rhum sur le monocoque Groupe LG.
En 1996, il est vainqueur de la transat en solitaire Europe Star 1 sur son nouveau Open 60 le Groupe LG 2.
Au moment de sa disparition, il occupait le deuxième rang de la course derrière celui qui sera le vainqueur du Vendée-Globe 1996-1997, Christophe Auguin. Il est permis de se demander à quelle place Gerry Roufs aurait terminé cette course s’il en avait eu la chance. Plusieurs marins ont été marqués par cet évènement. On sent très bien d’ailleurs que la douleur sinon l’amertume est encore vive pour certains d’entre eux. Malgré tout, plusieurs ont accepté avec gentillesse de bien vouloir livrer le fond de leur pensée. À commencer par Mike Birch que j’ai rencontré à Québec l’automne dernier. Après un silence de plus de vingt secondes, celui qui se mesure à Éric Tabarly pour le titre de plus grand marin de l’histoire a avoué avoir eu le sentiment de perdre un élève et un ami. « C’était aussi un homme avec de grandes qualités humaines et un marin exceptionnel, » poursuit-il. Mike Birch refuse toutefois de spéculer sur l’origine du naufrage. Il se borne à dire qu’à l’époque, quatre raisons pouvaient justifier le mauvais fonctionnement des balises de détresse, un défaut de fabrication, une avarie, une panne ou un chavirage.
Pour Georges Leblanc, il ne fait aucun doute que Gerry Roufs a été victime d’un système de mer croisé qui a entrainé le chavirage du bateau. « Mais ce détail ne fait que servir la curiosité morbide des uns, » ajoute-t-il. Et le marin de Lévis de poursuivre : « pour les autres, c’est-à-dire ceux qui ont connu Gerry, il ne reste que douleur et souvenirs. C’était un sacré bon gars, passionné, motivé et vaillant. Il était de l’école de Mike Birch et cela paraissait dans sa façon de naviguer. C’était un enragé de la course sur une ligne de départ comme à l’arrivée. Être bord à bord avec lui n’était pas de tout repos. Je lui avais donné un coup de fil quelques semaines avant le Globe. Nous nous étions alors promis de naviguer ensemble dans l’été qui suivait la course ». Puis il poursuit : « Je tiens à ajouter ceci : bien des choses pas toujours positives ont été dites sur les efforts des marins qui auraient pu lui porter assistance. Il est bien sûr facile de se faire des scénarios lorsque l’on est à terre mais quand on sait ce que Marc Thiercelin et Isabelle Autissier vivaient à ce moment en mer c’est une autre histoire. Je suis bien placé pour comprendre ce qu’on leur demandait et croyez-moi que chercher une aiguille dans une botte de foin avec des creux de onze mètres et 60 nœuds de vent n’est pas une partie de plaisir. On doit rester sur le pont et risquer sa peau à chaque instant. D’autre part, pour ce qui est de la conception des bateaux, je crois que l’on a trop longtemps fonctionné selon le model essai-erreur. Et cela continue. Il n’y a qu’à constater les nombreuses avaries rapportées pour se dire qu’on est fichtrement chanceux qu’il n’y ait pas plus de blessés dans les courses (…) Il faut tout de même noter que les progrès fait en ce sens sont remarquables. Bien que l’on ne pourra jamais garantir la sécurité à cent pour cent. Il y aura toujours une part de risque, ça c’est sûr » de conclure de marin québécois.
87 nœuds à l’anémomètre
Pour Isabelle Autissier, le souvenir de ces moments ravive une peine énorme. Celle qui avait navigué avec Gerry Roufs lors de l’Open UAP de 1993 est catégorique. Il s’agit des pires moments de sa vie de navigatrice. Elle se rappelle de Gerry Roufs comme quelqu’un de drôle, jovial et amical. « C’était aussi un homme extrêmement déterminé et un très bon régatier.» De l’ambiance qui régnait sur les pontons avant le départ, elle dit aussi que l’angoisse était palpable. « Nous avions une certaine peur. Nous étions tous impressionnés par ce qui nous attendait et nous l’appréhendions. Les journées de préparation étaient longue et les agendas bouclés au quart d’heure. Nous étions tous très occupés, entre le public, les journalistes, les sponsors et à travers tous ça, il fallait régler les bateaux et surtout ne rien oublier. Le rythme était infernal, la fatigue et le stress permanent. » De l’accident, elle dira que cela s’est produit dans la pire mer qu’elle ait jamais vue. « J’ai enregistré 87 nœuds de vent, C’était une mer haute, escarpée avec des déferlantes gigantesques. Je n’avais jamais vu pareilles conditions de navigation. Dans ce type de mer, il est préférable de prendre un peu de vitesse. Or, il me restait un tout petit bout de trinquette qui me permettait de surfer à 15 ou 16 nœuds. Je crois que cela m’a sauvé même si le bateau s’est couché à cinq reprises. Par contre, Gerry m’a dit qu’il n’avait plus de toile. Alors là je savais que ça devenait plus qu’embêtant pour lui…»
Isabelle Autissier raconte aussi qu’à l’époque, seuls les fichiers météos du PC course étaient autorisés. « On ne pouvait pas avoir accès aux modèles américains ou européens comme cela se fait aujourd’hui via internet. Or, il semble que, lors de l’interprétation de ces fichiers, on ait sous-estimé la vitesse des vents que l’on évaluait à ce moment à 35 nœuds. Et comme on le sait, avec ces bateaux, des vents de 35 nœuds ne posent aucun problème. Par contre, l’interprétation qu’en faisait Pierre Lasnier, qui était alors analyste de course sur une chaîne de télé française était totalement différente. Ce dernier affirmait plutôt qu’il fallait s’attendre à des vents de 80 nœuds et plus et que, conséquemment, Gerry et moi allions en prendre plein la poire si vous voyez ce que je veux dire. » D’ailleurs, elle n’est pas tendre envers Philipe Jeantôt qui selon elle, s’est lavé les mains rapidement de l’affaire en redirigeant les responsabilités vers les coureurs et le Cross d’Étel. « J’ai simplement demandé qu’on me donne des résultats de calculs de dérive pour savoir où pouvait se trouver la position probable du bateau de Gerry et rien de cela n’avait été fait. J’étais sidérée ! » Dit-elle.
Pour ce qui est du bateau lui-même, elle admet d’emblée qu’en 1996 certains problèmes structurels n’étaient pas de nature à aider les coureurs. « Entre autre, on croyait à cette époque là que si le bateau se retournait, la vague suivante allait faire de même en le ramenant dans sa position initial. Il faut bien se l’avouer, c’était vachement naïf. Et de plus, comme les roofs étaient conçu très petit, ils n’étaient conséquemment d’aucun secours si le bateau se retournait. Au contraire ! Ils rendaient la tâche de ramener le bateau dans sa position normal encore plus difficile ». Georges Leblanc abonde lui aussi dans le même sens. « Avec des roofs petit comme ça, ça rendait presque le bateau plus stable lorsqu’il était retourné, » blague-t-il cyniquement. « Même aujourd’hui, il ne faut pas se bercer d’illusion. Si un bateau se retourne, avec la voile et le mât pointant vers le fond, je peux vous dire que le ramener dans sa position initiale est une chose plus facile à dire qu’à faire. Et à ce compte là, même les tests de retournement aussi utiles soient-ils ne répondent pas de façon définitive et absolue à toutes les questions. »
Quoi qu’il en soit, il est impossible de faire l’économie d’un débat sur la sécurité lorsque pareils drames se produisent. Certains vont même jusqu’à remettre en question l’utilité de semblables courses. Il est cependant indéniable qu’à l’heure où la popularité des sports extrêmes est à la hausse, la voile demeure un sport écologique qui dispose de tous les atouts pour attirer de plus en plus d’adeptes. Mais la sécurité a fait des bonds de géant aux cours des dernières années, et la formation des marins est quant à elle beaucoup plus complète. Ils suivent des stages sur la sécurité et la survie. Ils s’exercent afin de maîtriser les différents protocoles d’interventions qui doivent être rapidement mis en place lors de situation critiques.
Tout cela ne ramènera pas Gerry Roufs… Un parc public porte son nom dans sa ville natale. De mon côté, je tente de convaincre la ville de Québec d’honorer celui que beaucoup d’adeptes de la voile surnomme le Gilles Villeneuve de la course au large. D’ailleurs les deux hommes ont d’étranges ressemblances autant mentalement que physiquement. Dix ans plus tard je me demande toujours ce que les marins vont chercher dans ces déserts de vent et de vagues au milieu de nulle part. Je me risque à penser et à croire qu’ils sont peut-être engagés dans une quête inlassable de cet infini pour lequel nous sommes faits. Mais pourquoi aller chercher si loin ce qui est parfois si proche ? Une chose est sûre, cet incompréhensible assaut en solitaire des plus dangereuses contrés du monde suscite chez les humbles terriens que nous sommes fascination et admiration. Peut-être parce qu’il nous procure cet indispensable part d’un rêve qui est pour la majorité d’entre nous inaccessible. Après tout, On ne peut pas vivre sans rêve.
Daniel Lévesque