
Thomas Coville est en standby avec son Sodebo Ultim’ pour une 5e tentative de record autour du monde en solitaire, le seul temps de référence qu’il n’a jamais accroché à son palmarès. Un objectif majeur qui servira aussi de galop d’essai en vue de cette fameuse course planétaire en Ultime, prévue en 2019. Rencontre.
En tenant un rythme infernal avec François Gabart sur The Transat, vous semblez avoir encore repoussé les limites sur ces trimarans de 30 m.
Oui, on disait la même chose en 2007 quand, avec Francis Joyon, nous avons fait construire nos trimarans de 30 m après les Orma. Partir autour du monde sur ces bateaux une fois et demie plus puissants que les Orma ne semblait pas raisonnable. En fait c’est l’inverse. Naviguer en Orma en solo était vraiment chaud. Aujourd’hui, nos bateaux nous permettent d’accéder à des vitesses très élevées en étant finalement beaucoup plus en sécurité. La largeur nous assure une vraie stabilité. Je me sens beaucoup plus à l’aise aujourd’hui à bord de Sodebo Ultim’ qu’en Orma, ou même sur l’ancien Sodebo qui est devenu l’Actual d’Yves Le Blevec.
On pourrait pourtant penser l’inverse…
Oui, de l’extérieur, quand on voit ces maxi trimarans à quai, on peut se dire que nous sommes partis dans la démesure. Il est vrai que cela demande des équipes techniques rôdées et des bateaux très bien conçus, où il n’y a pas d’embrouilles. Le moindre grain de sable peut tout enrayer et engendrer des situations dangereuses. Mais lors des transats effectuées récemment, je ne me suis pas mis dans ce cas de figure. Le bateau est très sain. Quand les manœuvres se déroulent proprement c’est très agréable. Je me sens dans le bon timing grâce à l’expérience acquise auparavant. Or, ce qui est difficile à mettre au point dans une carrière d’athlète, c’est justement le timing dans lequel tu vas être par rapport à l’évolution de ton sport, à l’évolution technique. Le circuit des Ultime se met en place et on commence à avoir de l’expérience avec Sodebo pour pouvoir maîtriser ce type de bateau. Mon trimaran enchaîne les transatlantiques, ce qui prouve sa fiabilité.
Sur la route du retour de The Transat, tu as battu le record des 24 heures, devenant le premier marin de l’histoire à passer la barre des 700 milles en solo (715 milles contre 668 pour Francis Joyon, l’ancien détenteur du record)…
À la base, je voulais tenter d’améliorer le record de l’Atlantique nord. Mais le timing était un peu serré pour le standby à New York. Je suis parti en faisant une route un peu sud qui échappait aux glaces, et surtout me mettait sur une rampe devant une tempête tropicale. Cela m’obligeait à faire 600 milles de plus que l’orthodromie, ce qui ne permettait pas de battre le record de l’Atlantique. Mon routeur, Jean-Luc Nélias, a alors eu l’intelligence de tracer une ligne droite pour tenter de se rabattre sur le record des 24 heures. Nous avons saisi l’opportunité. Cette dépression tropicale générait des vents de 25 à 40 nds, avec un peu trop de mer pour faire le temps idéal. Pour autant, la dépression se déplaçait pratiquement à ma vitesse. J’ai donc réussi à garder le même angle pendant presque 1 000 milles. Sur ces 1 000 milles, j’en ai parcouru 715 en 24 heures. C’était jouissif de rester ainsi en avant du même système dépressionnaire. J’étais assez toilé, avec des angles ouverts, à environ 135 à 140° du vent. C’était intense et il y a eu quelques plantés virils. Cette belle perf’ fait du bien, pour moi et pour toute l’équipe. C’est de bon augure pour le record du tour du monde que nous allons tenter cet hiver. Pousser le bateau de telle manière permet aussi de savoir jusqu’où on peut aller en termes d’engagement.
Tu n’étais déjà pas passé loin de ce record pendant The Transat, avec 673 milles parcourus en 24 heures.
Oui, et c’est la preuve que nous tournons régulièrement autour de ces vitesses. Ce bateau, quand il est lancé en mode compétition, va très vite. Dans le petit temps, on s’est fait « déboîter » par François. Mais dans la brise et sur une mer formée, Sodebo se défend bien et reste très sain.
Certes. Mais tu dois quand même parfois te faire peur, à ces vitesses ?
Au début, tu es dans le cockpit et tu t’organises pour avoir de quoi manger et boire autour de toi. Tu ne restes pas trop loin des écoutes et de la barre, avec la télécommande du pilote dans la main. Tu es super concentré sur les instruments. Puis au bout de quelques heures, tu vois que ça déroule, tu t’habitues à la vitesse, au bruit. Tu vois que le bateau se comporte bien, même dans les rafales et les accélérations. Tu rentres alors un peu à l’intérieur, tu t’autorises une première sieste et tu vas à la table à la carte. De temps en temps, tu as une poussée d’adrénaline car pour tenir 29,9 nds de moyenne, il y a des moments où tu es à 36-37 nds. Mais ça se gère. J’aurais été plus tendu nerveusement si j’avais fait le parcours à 90° du vent, car aux allures de reaching, le bateau est plus aérien.
Sodebo Ultim’ est entré en chantier cet été, avant la tentative de record autour du monde. En quoi cela a-t-il consisté ?
Nous avons fait une maintenance globale du gréement courant, de l’accastillage, etc. L’idée était de repartir avec des balles neuves. Un tour du monde, c’est l’enchaînement de 9 transats. D’où l’importance de prendre le départ avec du matériel neuf. Nous avons apporté des optimisations au niveau de l’énergie. Cet aspect ne se gère forcément pas de la même manière pour un tour du monde que pour une transatlantique. Nous avons par ailleurs faire rentrer deux nouvelles voiles adaptées à ce parcours.
Ce sera ta 5e tentative de record autour du monde en solitaire. Qu’est-ce qui te pousse à y retourner une nouvelle fois ?
C’est l’attitude normale d’un athlète. Je suis pugnace, travailleur. Ce record est une manière pour moi d’aller au bout d’une démarche. Quand Armel Le Cléac’h est arrivé victorieux de The Transat à New York, nous avons pris le temps de discuter. Il m’a dit, avec les larmes aux yeux : « J’espère que tu auras la même émotion que moi car ça fait dix ans que j’attendais une victoire en Imoca, et elle est arrivée. » Je suis dans la même dynamique. Dans ma carrière, j’ai battu tous les records en solitaire : les 24 heures, l’Atlantique nord, la Route de la Découverte, la Méditerranée. Le seul que je n’ai pas accroché est le plus difficile à atteindre : le tour du monde. Il n’y a que des gens d’exception comme Francis Joyon pour réussir dès la première tentative. J’ai sûrement besoin de plus de travail pour y arriver.
Le duo que vous formez, toi et ton bateau, semble en tout cas taillé pour battre les 57 jours de Joyon.
Je suis très bien préparé, mais je l’étais aussi les autres fois. Après, il y a les aléas météo, techniques. La voile est un sport mécanique. Tu peux mettre toutes les chances de ton côté et quand même échouer…
Au même moment sera donné le départ du Vendée Globe, course à laquelle tu as déjà participé (6e en 2000-2001). On pourrait te revoir sur cette épreuve un jour ?
J’ai tout fait pour qu’on mette en place un Vendée Globe en multicoque qui aura lieu en 2019. J’avoue être plus attiré par ce défi, qui correspond finalement à l’ADN du Vendée Globe lors de sa première édition, en 1989. À l’époque, on ne savait pas si c’était possible. Ce côté pionnier me plaît bien. Au fil des éditions, le Vendée Globe est devenu une régate, une compétition de très haut niveau entre des bateaux et des marins très affûtés. Aujourd’hui on ne se pose pas la question de savoir si c’est faisable, on se demande qui va gagner. En multicoque, l’engagement que tu mets en solo est tout autre, particulièrement autour de la planète.
Tu es donc d’accord avec Yann Eliès, qui nous disait : « Les prochains grands aventuriers seront les marins qui partiront en 2019 pour le tour du monde en solitaire en Ultime. » (Course Au Large n° 69)
Je suis complètement dans cet état d’esprit, et ce n’est pas un jugement de valeur. Le prochain Vendée Globe m’intéresse beaucoup car, pour la première fois, un bateau qui n’est pas de la dernière génération pourrait l’emporter. Avec des projets financièrement un peu moins importants que les grosses écuries, des marins comme Vincent Riou et Jérémie Beyou peuvent rivaliser grâce à leur expérience, leur motivation et leurs choix techniques.
En 2019, tu seras donc au départ de la course autour du monde en Ultime. Dans cette optique, as-tu prévu de largement optimiser ton Sodebo ?
Oui, mais il est encore trop tôt pour en parler de manière précise. L’expérience de l’hiver prochain va encore alimenter la réflexion sur les évolutions que nous pourrions apporter sur Sodebo.
Ne crains-tu pas la concurrence de Macif, mais aussi de Gitana et Banque Pop’ qui préparent des engins ultramodernes ?
Si, bien sûr. Les budgets engagés sont conséquents et les trimarans qui sortiront seront, sur le papier, plus performants que le nôtre. C’est justement ce qui nous pousse à penser aux optimisations permettant de rester dans le match. La mise au point des bateaux sera importante. Il faudra être prêt le jour J, pas avant et pas après. Quand tu vois la révolution qu’il y a eu en trois ans dans notre sport, bien malin serait celui qui pourrait dire si ces deux bateaux seront encore au goût du jour dans trois ans… Est-ce que des nouveaux appendices qui sortiront dans quelques années ne seront pas plus décisifs que de construire des nouveaux bateaux aujourd’hui ? La voile est un sport mécanique très empirique. Je navigue en Ultime car j’estime qu’en fonction des routes et des courses, chacun a son expérience à faire valoir.
Envisages-tu cette course autour du monde comme un aboutissement ?
Non, ce n’est pas un aboutissement car, sinon, je serais inquiet pour la suite ! Ce tour du monde en 2019 sera très complémentaire avec le programme de records, particulièrement celui autour du monde. L’un nourrit l’autre, et le programme est cohérent. Les records ont un côté unique. Or, dans le sport, et dans la vie en général, j’aime dégager la singularité des gens. Mais je suis un compétiteur et j’ai aussi besoin de la confrontation avec les autres. L’idéal est donc de concilier les deux exercices.
Entretien complet dans Course au Large n°70























