Une traversée express et engagée

Les ordinateurs des routeurs fument et les premiers routages donnent des temps records pour toutes les classes à condition d’être en mesure d’affronter des conditions difficiles les premiers jours suivant le départ. Le scenario météorologique est pour l’instant un départ avec un vent medium à fort de 15-20 nœuds soufflant du Sud, ce qui laisse espérer une mer relativement rangée hormis les remous des bateaux spectateurs, le départ de cette 11e édition promet des conditions idéales pour que les maxi de nouvelle génération expriment toute leur magie ! La suite s’annonce déjà plus tonique avec une sortie de Manche rapide et une dépression très creuse venue du grand Nord à négocier dans les premiers jours de course.

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Sébastien Josse : « Les conditions seront bien maniables sur le départ avec un vent de Sud entre 15 et 20 nœuds. C’est parfait pour s’élancer au reaching (travers au vent). D’après ce que nous donnent les fichiers aujourd’hui la sortie de Manche devrait pouvoir s’effectuer sur un seul bord vers Ouessant. Ces premiers milles seront très importants pour la suite, il faudra être directement dans le bon tempo et ne pas traîner. Après le passage de la Pointe Bretagne, je devrai négocier une première dépression assez classique pour la période mais à suivre il y en a une nouvelle qui se présente. Celle-là semble être très étendue, très creuse et bien plus corsée que la précédente. Elle vient de très loin et est chargée en air froid. Les prévisions y voient pour l’heure 45 nœuds et 10 mètres de houle. Autant dire des endroits où nous n’avons aucune envie d’aller. Cette transat promet d’être rapide – passer sous la barre des 6 jours n’est vraiment pas exclu mais ça va être engagé ! »

Comme c’est souvent le cas sur la Route du Rhum-Destination Guadeloupe, les deux premiers jours risquent d’être décisifs. Pour les ULTIME qui pourraient rejoindre Pointe-à-Pitre en 6 jours mais aussi pour les Multi50 qui affronteront une situation très perturbée jusqu’à mercredi. Les multicoques ayant droit au routage, les skippers travaillent très en amont avec des cellules de spécialistes de plus en plus étoffées. Pour eux, la course a déjà commencé…

Qui est routé, qui route ?
Interdit par les règles de classe en IMOCA et en Class40, le routage est en revanche autorisé au titre de la sécurité pour tous les multicoques. Quant à l’hétéroclite catégorie Rhum Mono qui ne répond à aucune classe, les concurrents peuvent aussi y bénéficier d’un conseil météo après le départ.
Par leur expérience et leur ancienneté dans le métier, certains routeurs sont très prisés. C’est ainsi que le « sorcier » Jean-Yves Bernot, routeur historique de Francis Joyon est cette année engagé aux côtés de MACIF. Il s’occupe également avec Julien Villion du Multi50 FenêtréA-Mix Buffet, comme c’était le cas lors de la victoire d’Erwan Leroux en 2014. De son côté, Marcel Van Triest est associé à l’équipe du Maxi Solo Banque Populaire IX. Des tandems skippers routeurs sont parfois constitués depuis de longues années comme Jean-Luc Nélias avec Thomas Coville ou Karine Fauconnier et Eric Mas avec Lalou Roucayrol.
Cette Route du Rhum-Destination Guadeloupe est aussi l’occasion de voir émerger une nouvelle génération de skippers et autres navigants qui par la culture acquise sur les courses en solitaire ou en équipage assurent la stratégie météo. C’est par exemple le cas de Nicolas Lunven qui pilote la cellule routage de Sébastien Josse ou des Figaristes Frédéric Duthil et Fabien Delahaye qui conseillent Thibaut Vauchel Camus en Multi50.

Les skippers ont-ils tous les mêmes informations ?
Globalement oui. Si les fichiers de vent et de mer étaient complexes à dénicher au début des années 2000 et parfois très chers à acquérir, l’accès aux données météo s’est largement démocratisé. « Ce qui coûte cher dans la météo, c’est le routeur ! explique Karine Fauconnier qui s’occupe du Multi50 Arkema. C’est une mission 24 heures sur 24. On fait des quarts avec Quentin le boat-captain, comme si on était à bord et je ne lâche pas Lalou d’une semelle. C’est un engagement intense, très fort »

Sur quelles données s’appuient les routeurs ? Quels sont les principaux modèles utilisés, à quelles fréquences et échéances ?
Les routeurs récupèrent à raison de deux à quatre fois par jour selon les modèles, des fichiers de vent et de mer ainsi que des images satellites, très utiles au passage des fronts et pour repérer les grains, y compris dans l’alizé. Plusieurs modèles sont utilisés dont la résolution (la maille) est plus ou moins fine. Arôme de Météo France est privilégié pour la navigation près des côtes où les effets de site sont bien anticipés. Il sera le plus utilisé pour sortir de la Manche ainsi qu’Arpège, la faiblesse de ces modèles pour la suite des événements étant leur courte échéance (2 à 3 jours). Au large, les modèles globaux américains (GFS) ou européen (CEP) prennent le relais. Certains routeurs utilisent aussi le modèle allemand Icon « mais il ne génère pas de fichiers GRIB explique Gwenolé Gahinet, donc on ne peut l’utiliser pour lancer des routages ».
Chacun a ensuite sa façon de travailler. Quand Jean-Yves Bernot évoque « le risque de consulter trop de fichiers et de se noyer sous la masse de données », certains comme Karine Fauconnier disent en charger le maximum. « Je compare beaucoup les fichiers. Lorsque j’ai un doute, mon binôme Eric Mas (prévisionniste « historique » de Météo Consult) m’aide à trancher. Et la nouveauté cette année, c’est qu’on reçoit presqu’en temps réel les données du bateau. Le vent reçu par le skipper permet de comprendre quel fichier est conforme »

Faut-il avoir navigué sur les bateaux pour être un bon routeur ?
Historiquement, les meilleurs routeurs ont toujours été des navigateurs. C’était le cas dès la Route du Rhum 1986 de Jean-Yves Bernot associé à l’écrasante victoire de Philippe Poupon sur Fleury Michon VIII. Ou de Marcel Van Triest dont l’expérience au large acquise à coup de Volvo Ocean Race ou de grands records est considérable. 
Avec l’arrivée des ULTIME, la donne a évolué. Très techniques, les grands multicoques font l’objet avant la course de campagnes d’enregistrement de données poussées afin d’affiner les polaires de vitesse (sur lesquelles reposent les routages) et de comprendre les meilleurs combinaisons de voilure et d’appendices. C’est ainsi que tous les teams de bateaux volants mettent à la disposition des cellules de routage des « performers » qui viennent apporter leur expertise de la machine : Kevin Escoffier aux côtés de Marcel van Triest, Thierry Douillard avec Jean-Luc Nélias, Olivier Douillard avec Nicolas Lunven, Guillaume Combescure et Julien Villion avec Jean-Yves Bernot …

Quant aux « petits » Multi50, l’expérience acquise sur ces dragsters au large est essentielle pour sentir ce qui est raisonnable et ce qui n’est l’est pas et adapter l’exigence de la trace à l’état de la mer et du skipper. Thierry Bouchard (Ciela Village) se félicite d’avoir aux côtés de son routeur Xavier Macaire, Oliver Krauss qui n’est autre que son co-skipper de la Transat Jacques Vabre. « C’est un marin, il connaît bien le bateau et pourra m’aider sur les configurations de voiles et la vie à bord »
Même sur Idec Sport, trimaran réputé solide et marin, Gwenolé Gahinet, équipier pendant le Trophée Jules Verne et désormais routeur, explique : « Dans certaines situations, liées surtout à l’état de la mer, on convoque ses souvenirs à bord pour savoir où placer le curseur. Parfois, on peut être amené à dégrader la polaire jusqu’à 30 % pour rester dans le domaine du raisonnable »

Comment communiquent-ils ? A quel rythme ?
Il est loin le temps du télex et des fax ! Lors de la précédente édition encore, l’échange entre skippers et routeurs se passait essentiellement par mail et téléphone. « Le problème du téléphone explique Jean-Yves Bernot, c’est qu’il faut que le skipper décroche et tu n’entends rien tellement il y a de vent apparent. Aujourd’hui, on privilégie les messageries ». Confirmation du côté skipper : « On a besoin d’une grande précision dans nos échanges. Parfois, il ne se passe pas grand chose et c’est assez espacé, parfois, on échange en permanence dit François Gabart. La messagerie nous permet aussi de leur envoyer très facilement des infos du bord. Un nuage, des appels de vent,… on donne »
« J’envoie à Lalou un à deux routages par jour raconte Karine Fauconnier. Avec un topo écrit, le plus synthétique possible. Ensuite, nous avons chacun un téléphone satellite et on échange par texto »
« Il faut qu’on soit percutant ajoute Gwenolé Gahinet. Sur le record du Tour du monde à bord d’Idec Sport, Marcel Van Triest qui nous routait présentait les hypothèses et Francis passait pas mal de temps à la table à carte pour ré-analyser avant de trancher. Là, il conserve la main, mais on lui facilite le travail en chargeant les fichiers pour lui et en communiquant par images explicatives pour chaque situation ».

Le routeur, performer ou élément de sécurité ?
L’accès aux données de la machine en temps réel par les routeurs a alimenté pas mal de fantasmes ces derniers temps. A la demande Francis Joyon, la direction de course a ajouté aux règles de l’épreuve une note précisant strictement la définition du routage comme une aide à « l’élaboration de la route optimale ». Et Armel Tripon de conclure sur le sujet : « Ceux qui disent que nos trimarans pourraient devenir télécommandés n’ont sûrement jamais fait de multicoque. C’est difficile d’imaginer ce que c’est avant d’avoir navigué dessus. C’est une catégorie à part que je découvre. C’est de l’adrénaline, du plaisir pur mais aussi une dose de stress à gérer nettement plus forte qu’en monocoque. Tu peux vite passer d’un état où ça va bien à un état où c’est un peu la cata. C’est pour ça qu’il faut toujours être en alerte et comme le niveau de compétition, l’exigence, la vitesse augmentent, le niveau de stress aussi… Le routage devient prépondérant sinon ça veut dire passer des heures à la table à carte, au détriment de la sécurité. Pour les organisateurs, c’est aussi un soulagement de savoir que les multi sont routés. Ça n’enlève rien à la course ».