On a enfin écouté plusieurs marins (Bertrand de Broc, Jean Le Cam, Loïck Peyron et Armel Le Cléac’h) jurer qu’ils n’y retourneraient plus : « Trop casse-gueule en solitaire », selon eux. Dimanche, ils seront pourtant douze skippers sur la ligne de départ. D’aucuns, avec une vraie envie d’y aller et de gagner, d’autres avec le « trouillomètre à zéro ». Est-ce à dire que rien n’a changé dans la classe Orma ? Faux, mais le vent de la sagesse n’a pas soufflé bien fort…
Les multicoques de 60 pieds sont des machines incroyables, magiques, surpuissantes. Et dangereuses. On pourrait ici utiliser tous les superlatifs. Car ces engins-là nous fascinent autant qu’ils nous intriguent. « La voile est un sport mécanique », répètent à l’envi les skippers, qui se comparent volontiers à des pilotes automobiles : « Si Schumacher et Alonso sont des as de la conduite sur le bitume, nous les skippers, nous sommes bien les experts du pilotage dans l’écume ».
Pas de mulet
La formule est belle. A la différence majeure que les marins, eux, ne disposent pas des mêmes moyens financiers, donc techniques : « Nous n’avons pas de mulet. Alors, il faut casser des bateaux pour avancer et comprendre ». Vainqueur du Rhum 2002, Michel Desjoyeaux n’esquive pas le problème. Homme de conviction, il a un avis très tranché sur les questions de sécurité : « Après les différents chavirages, les skippers se sont réunis et ont voté. Des décisions ont été prises… pas toutes judicieuses à mon sens ». Par exemple, le roi du solo est « philosophiquement contre » les « panic button », ces systèmes de déclenchement automatique de largage des écoutes (en cas de gîte excessive) : « Parce que la principale difficulté sur ces courses-là en solitaire, c’est justement de ne pas chavirer. Maintenant, comme cela a été imposé, je me plie au règlement ».
« Il faut couper les mâts… »
Les autres mesures rendues obligatoires concernent la dérive (4,5 mètres au lieu de 5) et les ballasts (800 litres dans la coque centrale) afin de rendre le bateau moins volage. « Elles sont nécessaires mais loin d’être suffisantes, admet Pascal Bidégorry, skipper de « Banque Populaire », qui se souvient encore de certaines propositions radicales : « Après la Jacques Vabre, on a tout entendu qu’il fallait couper les mâts, naviguer sans gennaker… » A défaut de se mettre tous d’accord, les skippers Orma admettent avoir validé des « mesurettes ». Et le vent d’inquiétude souffle toujours sur la flotte Orma qui, au fil des ans et des cabrioles répétées, perd ses forces vives : les sponsors s’en vont les uns après les autres. Et la Classe ne résisterait sans doute pas à un Rhum désastreux.
« Ils peuvent chavirer à tout moment »
«Déjà, il faut que tout le monde accepte une chose : ces bateaux-là peuvent chavirer à tout moment. Personne n’est à l’abri d’un chavirage», appuie Desjoyeaux, qui refuse de faire l’amalgame sur l’hécatombe du Rhum 2002 : « Sur les 15 abandons, cinq seulement étaient inquiétants car il s’agissait de casse structurelle. A l’époque, on ne connaissait pas tous les efforts, sur les bras notamment ». Depuis, les skippers ont renforcé les carénages de bras : le nomex a été remplacé par de la mousse, plus résistante aux impacts. Cela suffira-t-il ? « On l’espère, même si on sait tous que le risque zéro n’existe pas ». Seule certitude : tant qu’elles navigueront, ces F1 des mers fascineront et intrigueront le grand public et les médias. Car, soyons honnêtes, les deux aiment humer ce parfum d’aventure aux relents de drame…
Philippe Eliès