Le fait de ne pas savoir où se situaient leurs adversaires n’avait pas l’air de perturber outre mesure les solitaires qui ont répondu à la vacation de ce samedi midi : ils ont même révélé leurs conditions de navigation, images à l’appui ! Comme quoi, il est souvent plus efficace de ne rien cacher (sans pour autant tout dévoilé), puisque de toutes façons, c’est le flou le plus artistique qui soit sur leur position réelle sur le plan d’eau. Ainsi, Sébastien Josse (BT) indiquait : « Je suis au débridé et le vent commence à rentrer, jusqu’à vingt nœuds. Il y aura un petit passage plus venté ce samedi après-midi, puis il y aura encore des zones de transition à passer : ça va aller ! La mer est relativement peu formée et maniable pour l’instant mais cela va changer en fin de week-end. Depuis vendredi soir, le bateau est bien rangé, tout matossé. C’est un peu différent avec le black-out, puisqu’on ne peut plus se calquer sur la vitesse et le cap des autres solitaires. Il va falloir faire avec ! Au feeling et en fonction du routage : c’est un exercice intéressant. Avec trois plans Farr en tête, le différentiel va se faire sur la connaissance des machines. Avec trois virements de bord à négocier avant la porte des glaces : il va falloir les faire au bon moment car c’est là-dessus que ça va se jouer ! »
Et les fichiers météo confirment bien que le flux de Sud s’est installé, qu’il va lentement passer au Sud-Ouest voire à l’Ouest et qu’il faudra donc border les voiles, serrer le vent, et même engager une réduction de voilure quand la brise va monter à plus de vingt nœuds. Ce sont ces manœuvres, ces réglages, ces adaptations à ces rotations du vent qui vont faire la différence dimanche matin. Car comme le précisait aussi Loïck Peyron (Gitana Eighty) : « Il fait gris, très gris ici, gris sec, gris mouillé, gris dégagé, gris foncé. C’est un camaïeu de gris ! Les 36 heures qui viennent s’annoncent comme les plus lancinantes qui soient. Il y a un peu de vent ce samedi midi, mais assez oscillant de dix à quinze noeuds, qui devrait se renforcer ce soir mais la mer reste relativement plate. On avance tête baissée dans le brouillard. Il pleut même ! Ce devrait être ce soir la mi-parcours. Cela fait six jours que nous sommes partis : cela n’a pas été très véloce depuis le départ de Plymouth ! »
Des duels en perspective
Mais quand on regarde bien les positions des solitaires vendredi soir, il faut constater que le black-out risque fort de révéler plus d’enseignements que les solitaires ne le pensent. Car les trois premiers monocoques Imoca sont dessinés par le même cabinet architectural, Bruce Farr, et se situaient sur la même option Sud. A la queue leu leu derrière Seb Josse, Vincent Riou (PRB) et Loïck Peyron étaient respectivement à 24 et 45 milles du leader, et sur la même trajectoire. Qu’en sera-t-il dimanche matin ? De même, Yann Eliès (Generali) et Armel Le Cléac’h (Brit Air) n’étaient séparés que de sept milles par rapport au but, mais avec un différentiel de latitude de 120 milles ! Comme ils naviguent sur de quasi sisterships conçu par le Groupe Finot, l’avantage ou non d’une option plus Nord sera clairement démontrée.
Et pour le peloton aussi, puisque quatre solitaires étaient vendredi soir à quelques encablures les uns des autres par rapport à la porte des glaces, à 800 milles environ : Sam Davies (Roxy) et Arnaud Boissières (Akena Vérandas) au Nord, Marc Guillemot (Safran) et Yannick Bestaven (Cervin EnR) cinquante milles plus au Sud avec Dee Caffari (Aviva) et Unai Basurko (Pakea Bizkaia) dans leur sillage. Sur le papier, la position moins septentrionale s’annonce plus favorable mais en réalité ? A ce propos, Yannick Bestaven n’était pas totalement persuadé que l’option au Sud allait payer : « J’ai navigué tout l’après-midi de vendredi aux côtés de Marc Guillemot : c’était sympa de voir l’un des derniers nés avec le plus vieux Imoca de la flotte. Tous deux sortis du même chantier et réalisés par le même constructeur, Thierry Eluère ! Marc semblait aller de mieux en mieux et il m’a lâché en soirée. Nous commençons à subir le vrai décor d’une transat en Atlantique Nord : humide, brumeux, frais, de plus en plus venté. La brise devrait monter progressivement. Avec le black-out, il sera intéressant de voir comment je vais m’en sortir par rapport aux deux Nordistes, Sam et Arnaud ! Ca me ferait bien plaisir de passer devant. On sait que les conditions vont se durcir de plus en plus, mais sur les fichiers, ce n’est pas gros carton quand même. Avec de la mer formée, certainement ! »
Bref, ce black-out est bien tombé pour indiquer précisément comment chaque solitaire se comporte quand il n’a plus de repères de vitesse, plus de comparaison sur l’eau, plus de concurrents à surveiller. Quand il est véritablement seul à s’interroger sur la justesse de ses choix, qu’ils soient petits ou grands, qu’ils déterminent une option marquée ou un changement de voile, qu’ils engagent le skipper qui décide de se reposer ou a contrario d e rester aux réglages. Si rien n’a changé en 36 heures, cela voudrait dire que tous suivent le même rythme puisque d’après leurs dires, les conditions météo sont tellement stables qu’il n’y aura pas de modification sensible. Attendons pour juger, car il y aura peut-être des surprises !
Commentaires de mer
Dee Caffari (Aviva)
« J’ai du mal à croire que l’arrivée de l’Aviva Challenge était il y a deux ans ! C’est assez sympa de fêter ça alors que je suis de nouveau seule en mer. J’ai tellement de souvenirs de mon tour du monde, de naviguer avec les dauphins, à être coincée en haut du mât pendant des heures avec une tempête qui fonçait directement sur moi. Il y a des gens qui disent que les navigateurs sont fous, mais je ne changerai de métier pour rien au monde. Etre seule en mer avec ton bateau et relever les défis, c’est vraiment moi ! Mon nouveau bateau Aviva et moi, nous prévoyons de fêter ça avec quelques bulles demain mais je reste concentrée sur la course actuelle. Nous sommes à mi-chemin de Boston alors il reste encore quelques milles à faire avant de faire une vraie fête ! »
Sébastien Josse (BT)
«Ca va nickel ce matin ! On est au près sous un vent modéré avec une mer assez plate et un temps très humide ! Il y a beaucoup de brouillard et ça ruisselle dans les voiles. J’ai pu aller dormir car le vent est régulier au près. J’attends que le vent rentre un peu plus fort. C’est la première fois que je navigue avec ce bateau au près, donc j’aurai aimé pouvoir comparer mes vitesses avec mes petits camarades : dommage que le black-out tombe maintenant ! Pour les 4/5 premiers, je ne crois pas qu’on aura de choix stratégiques très différents. On va tous chercher la même bascule de vent, donc on va à peu près tous au même endroit. On est un peu caractériels, nous les skippers, donc il faut y aller mollo avec le black-out ! 36 heures, c’est déjà bien ! J’ai eu confirmation que le bateau correspond vraiment à mes attentes. C’est un bateau très jeune, qui a été mis à l’eau il y a cinq semaines et cette course est là pour voir comment il fonctionne. J’ai deux objectifs sur cette course : d’abord tester le potentiel du bateau et de ce côté-là je suis rassuré. Et si du même coup je peux faire un bon résultat, je ne m’en priverai pas ! On verra ! Avec les conditions qui arrivent, ce sera vraiment le gros test pour mon bateau. »
Loïck Peyron (Gitana Eighty)
« La nuit est grise, comme le black-out. Tout est gris ! On n’y voit rien malgré une petite lune qui éclaire un peu. Je trouve que c’est bien cette idée de black-out. J’avais proposé ça pendant The Race et même de le faire pendant une semaine. C’est le principe de la capsule Apollo quand elle passe derrière la lune. Je trouve juste que ça a été fait un peu tard sur cette course. La météo n’est pas assez hasardeuse dans les 36 heures à venir pour que ce soit rigolo. A 18 heures précises, Michel Desjoyeaux m’a appelé pour me raconter sa mésaventure car on s’était promis de se contacter pendant le black-out ! Je dois filer car ça mollit sévère dehors ! »
Marc Guillemot (Safran)
« C’est une nuit comme une autre : c’est calme, un tout petit peu plus venté que les autres jours. J’ai quand même réussi à me reposer. Quand on est en forme, on est content de voir du gros temps arriver et suivant la grosseur de la dépression, on s’adapte en fonction. Mais quand on est blessé comme moi, on essaye de l’éviter. sauf que là je n’ai pas le choix. Ca va brasser et le bateau va taper, donc ça ne va pas être tout confort ! The Artemis Transat ne doit pas être seulement la traversée du lac Léman. Et puis tout mille parcouru est bon à prendre. Le retour de la Transat au portant sera important aussi en vue du Vendée Globe. L’aspect sportif a été mis de côté depuis ma blessure mais l’objectif est maintenant de faire de la course, un programme de préparation au Vendée Globe et de mieux connaître le bateau. Pour être à l’aise sur le bateau, de toutes façons, il faut beaucoup naviguer ! »
Michel Desjoyeaux (Foncia)
« J’ai bien dormi cette nuit dans 10 à 15 nœuds au portant. J’ai à peu près fini de ruminer ma déception. donc ça c’est fait ! J’ai parlé avec Loïck suite à des blagues qu’on a faites sur les pontons concernant le black-out. Il m’a dit qu’il partait à l’Ouest, moi à l’Est. Visiblement, on n’a pas pris la même option ! J’ai une petite fuite sur le puits de dérive, assez minime, donc la vie continue. Et ça ne m’empêchera pas de rentrer en Bretagne ! Avec le vent que j’ai, de toutes façons, même une botte de paille jetée à l’eau rentrerait toute seule en Europe ! »
Arnaud Boissières (Akena Vérandas)
« Bonjour. J’ai vu un cargo ce matin … sur l’ordinateur grâce à l’AIS, car la visibilité est très réduite : brume et crachin, ambiance Bretagne ! Le cargo va à Bilbao déposer des cruising boats. La seule course qu’il connaît le gars à la passerelle, c’est la Mini Transat. Il les a ramené du Brésil ! Good trip. Ouhais merci. You are alone, Why ? Je lui répond que c’est l’intérêt de la course. (silence). Soit il ne m’a pas cru, soit il doit se dire "crazy frenchie". En tout cas, sympa avec son accent pas très européen ! »
Yann Eliès (Generali)
« Ambiance : ça penche et on y voit rien ! Ca y est. on est sur The Artemis Transat : je croyais que c’était la transat Jacques Vabre au début… »
Armel Le Cléac’h (Brit Air)
« Bonjour à tous. Suite à une panne indépendante de notre volonté, la température intérieure de l’appareil a diminué cette nuit. Nous traversons actuellement une zone de brouillard qui ne facilite pas la navigation et empêche nos techniciens d’intervenir. L’équipage va distribuer à tous les passagers des sous vêtements polaires et des couvertures. Une boisson chaude sera servie afin de réchauffer les organismes. De plus, nous risquons de rencontrer des zones de perturbation dans les prochaines 24h. N’oubliez pas d’attacher votre ceinture quand la consigne lumineuse vous le demande. Merci pour votre compréhension. Le commandant et l’équipage du vol Brit Air. »