
Nous avions navigué avec Armel Le Cleac’h sur son IMOCA pendant 24h un mois avant son départ. Il nous avait donné quelques clés de sa performance. En tête actuellement du Vendée Globe et à quelques jours de l’arrivée, retour sur ses propos qui mettent en lumière sa domination sur cette édition.
Doser son effort, bien négocier les temps faibles et les temps forts
« En course au large, et dans le Vendée Globe en particulier, tout l’enjeu réside dans la capacité du marin à exploiter le bateau au maximum de son potentiel, un maximum de temps. On peut disposer du meilleur Imoca sur le papier, si on le mène à 85 % pendant tout le tour du monde, on ne peut pas gagner. Ceci dit, il ne s’agit pas non plus de faire n’importe quoi. Je ne suis pas un kamikaze, une tête brûlée. J’essaye toujours d’avoir une maîtrise de ce que je fais. Sur le prochain Vendée Globe, je ne serai peut-être pas le plus rapide tout le temps. Tenir 80 jours comme aujourd’hui à l’entraînement, c’est impossible, j’en suis incapable ! Cette épreuve est un marathon. Il faut ménager la machine et le bonhomme, accepter de s’accorder quelques heures de répit sous peine de se retrouver complètement cuit. Or, en se mettant dans le rouge, on peut faire des bêtises, casser, voire prendre de gros risques. Lever le pied est plus simple quand on est devant et qu’il s’agit de gérer son avance. En revanche, quand on est derrière, il est plus difficile de se raisonner car on n’a qu’une envie : combler le retard… »
Optimiser les moments plus tranquilles
« Il y a parfois des moments plus calmes, des portions du parcours où les conditions peuvent être plus stables, comme le contournement de l’anticyclone de Sainte-Hélène (Atlantique Sud). On navigue alors généralement au portant, dans un vent maniable. Durant le Vendée Globe, il arrive de passer deux ou trois jours sur le même bord sans changer de voiles. J’en profite alors pour me concentrer sur la météo, pour effectuer un check général du bateau, pour tourner des images et les envoyer. Même si on n’aime pas trop ça, c’est l’occasion de monter en tête de mât pour vérifier que tout va bien là-haut… En fait, ces phases plus cool permettent de faire des choses compliquées à mettre en œuvre quand les conditions sont hostiles. Les rares moments de détente sont appréciés. Pendant les repas, je prends si possible le temps de me poser un peu. Je lis un chapitre d’un livre, je mets de la musique, j’écoute des podcasts d’émissions de radio pour avoir un fond sonore… Cela permet de se sentir moins seul, de déconnecter quelques instants avec le stress permanent de la course, de la gestion du bateau. Il est essentiel de couper un peu pour reprendre de l’énergie et être d’attaque pour la suite, quand les conditions se durciront à nouveau. »
Composer avec la solitude
« La solitude se fait parfois ressentir dans les moments de galère, de doute. Elle est plus difficile à gérer en début de course car on sait que l’on part pour environ 80 jours. Ça fait bizarre… Puis on s’y fait. On ne nous force pas à y aller, c’est nous qui l’avons souhaité ! J’appelle à la maison trois ou quatre fois par semaine. Les appels de mon équipe à terre et les vacations prévues par l’organisation régulent mes journées. Mais finalement ces coups de fil ne sont jamais très longs, quatre à cinq minutes tout au plus. Quand tu raccroches, tu te retrouves seul face à toi-même. Je reçois par ailleurs beaucoup de mails, j’ai du monde derrière moi et je suis porté par ces messages. J’ai déjà vécu le Vendée Globe à deux reprises et je peux m’appuyer sur cette expérience. Lors de ma première participation, en 2008-2009, j’ai davantage souffert de la solitude. En fin de parcours, je naviguais tout seul avec un bateau loin devant et d’autres loin derrière. J’ai dû me battre contre moi-même pour finir. Mon deuxième Vendée Globe, il y a quatre ans, a été très différent grâce à la bagarre permanente avec François Gabart. Le fait d’être au contact m’a fait oublier la solitude. J’avais jusqu’au bout l’espoir de repasser devant. Avoir une carotte t’oblige à rester à l’affût, et le temps passe plus vite. On verra quel scénario me réserve mon troisième Vendée Globe… »
Baliser le parcours
« En course, j’essaye de m’organiser comme si j’étais à la maison, en établissant un programme pour la semaine à venir. C’est plus facile à gérer, je cogite moins. Car si je commence à penser à toute la route qu’il reste à parcourir, ça peut devenir compliqué mentalement… Il est selon moi primordial de se fixer des objectifs à court et moyen termes – trois à quatre jours – tout au long du tour du monde. Il y a toujours des repères géographiques – l’équateur, les grands caps… – et météorologiques qui permettent de scinder le parcours. »
Barrer efficacement
« Finalement, on ne barre pas beaucoup dans un Vendée Globe, moins de 10 % du temps. Mais on le fait souvent dans des moments essentiels, comme les phases de transition où il faut faire la différence pendant quelques heures pour accrocher un bon wagon météo. D’où l’importance de pouvoir barrer bien installé et à l’abri du vent et de la mer. C’est pourquoi j’ai voulu que Banque populaire VIII dispose d’un poste de barre et de veille beaucoup plus confortable que sur mes précédents Imoca60. »
Maîtriser son sommeil
« Dormir et rester en forme est aussi important que de bien régler le bateau. Sur un Vendée Globe, je peux dormir par tranches de 30 à 45 minutes six à sept fois par 24 heures. Il n’y a pas de règles, on dort quand on peut. Les priorités sont la performance et la vigilance. Il est toujours compliqué de s’assoupir durant les premiers jours car il y a beaucoup de trafic. Puis le rythme se met en place. Grâce à l’expérience acquise en Imoca, mais aussi en Figaro et en Ultime, j’arrive à maîtriser mon sommeil. Je me connais bien, je sais comment naviguer de manière performante même en dormant. J’accepte de ne pas tenir un rythme de Figaro ni même de transat. Dormir permet de rester lucide, de faire les bons choix. Il ne sert à rien d’aller vite au mauvais endroit ! »
Faire corps avec son bateau
« Au fur et à mesure, on entre dans un rythme de course, on fait corps avec son bateau. Les choses deviennent limpides, on se sent à l’aise dans 40 nds de vent. À la fin du Vendée Globe, on pourrait presque régler les voiles les yeux fermés car on est en permanence à bord depuis des mois. C’est une sensation agréable que d’arriver à un tel niveau de maîtrise sur des engins si complexes… »