Après une ultime consultation des spécialistes de la dérive des glaces dans le Pacifique Sud en fin de semaine dernière et, surtout, en fonction des informations très précises de la NASA, de C-CORE, l’institut canadien de suivi des glaces et de l’ESA (European Space Agency), qui sont confirmées par le navigateur solitaire russe Fedor Konyukhov – qui joue actuellement à la roulette du même nom à 1 000 milles du Cap Horn – Yvan Griboval, concepteur de la SolOcéane, a décidé de ne pas ouvrir la ligne de départ de la seconde étape du Tour du monde de Reconnaissance, entre Wellington et Cherbourg par le Cap Horn. Bostik rentrera donc en France par cargo, pour éviter que Charles Caudrelier et son équipage n’aillent prendre des risques inconsidérés dans un immense océan d’icebergs en mouvement autour du "Cap des Tempêtes" de la pointe de l’Amérique du Sud.
La vocation du Tour du monde de Reconnaissance de la SolOcéane était en premier lieu le test du numéro un de la série des monotypes Veolia Oceans®, sous les couleurs de Bostik, aux mains de Charles Caudrelier. Après être parti de Caen (Basse-Normandie) le 16 décembre, après avoir effectué une escale technique à Lisbonne (Portugal), puis une escale de vérification à Cape Town (Afrique du Sud) avant la plongée dans le Grand Sud, Bostik est arrivé dans le port de Wellington (Nouvelle-Zélande) vendredi dernier. "Nous avons beaucoup travaillé en 54 jours au fil des 14 000 milles nautiques (26 000 km) de la première étape et nous ne voyons pas ce qu’une navigation supplémentaire dans le Grand Sud pourrait nous apporter aujourd’hui. Nous avons assez d’informations pour finaliser la série monotype Veolia Oceans®", déclarait Charles Caudrelier aux journalistes français présents à Wellington. "La décision de ne pas nous envoyer slalomer dans les icebergs est sage. Les glaces, c’est ce qui me fait le plus peur dans ces océans du Sud et je n’ai pas envie d’aller prendre des risques inconsidérés, surtout à la lecture des récits du solitaire russe qui est sur la route que nous devrions emprunter pour doubler le Cap Horn. Sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, cela fait terriblement froid dans le dos !"
Konyukhov : "une vraie loterie"…
Fedor Konyukhov, le navigateur solitaire russe qu’évoque Charles Caudrelier, est en effet engagé sur un monocoque de 27 mètres (85 pieds) dans un immense champ d’icebergs qui se situe de part et d’autre du Cap Horn. Le skipper russe bénéficie des meilleures informations américaines, canadiennes et européennes relatives à la dérive actuelle des glaces, mais il s’est fait piéger parmi des milliers d’icebergs dérivants, dont deux spécimens d’environ trente kilomètres de long chacun. Son site Internet (www.konyukhov.ru) rapporte son récit, dont voici quelques extraits qui permettent de mieux comprendre pourquoi Yvan Griboval, Charles Caudrelier et leurs partenaires, ne sont pas enclins à engager dans le mois qui vient un monocoque de 16 mètres, aussi sûr et performant soit-il, sur la route du Cap Horn.
"Ça devient angoissant de naviguer dans ces eaux !", explique Fedor Konyukhov. "J’étais excité à la vue de mon premier iceberg cette semaine. C’était nouveau pour moi – une forme différente à l’horizon. Au deuxième et au troisième iceberg, j’ai commencé à me poser des questions pour ma sécurité. Aujourd’hui, je suis entouré par des icebergs à la dérive vers le nord-est et je coupe leur chemin en direction du sud-est". "C’est dur de repérer des icebergs sur le radar. Les quatre premiers, je les ai vus de mes yeux. Même si je connaissais leur positionnement, ils étaient difficiles à reconnaître sur l’écran du radar. Lors d’une tempête ou quand la mer est très formée, les chances de repérer un iceberg sont très faibles". "Lorsque je suis au milieu d’une tempête, les prévisions météo me donnent la force du vent, sa direction, la hauteur des vagues et la durée du coup de vent. Avec les icebergs c’est une vraie loterie. Est-ce que j’ai eu de la chance ? La nuit dernière, il faisait nuit noire, il y avait du brouillard et de la pluie. Avec ma torche super puissante, je pouvais à peine voir l’étrave, qui n’est qu’à 15 mètres devant moi. La possibilité de repérer un iceberg à seulement cent mètres devant soi est pratiquement nulle. Selon la carte des routes des glaces du Pacifique Sud, je m’approche seulement des limites des icebergs dérivants. Mais la carte a dix ans et avec le réchauffement climatique elle n’est donc plus valable. Ici, dans les océans du Sud, je m’aperçois que l’Antarctique perd rapidement et à grande échelle sa calotte glacière", rapportait donc Fedor Konyukhov le 7 mars.
Cherbourg-New York l’été prochain
Pour l’organisateur Yvan Griboval la décision de cette annulation n’a probablement pas été facile à prendre, mais il annonce en parallèle que la ville de Cherbourg- où devait arriver Bostik – sera le point de départ d’une transat l’été prochain : "Evidemment, je prends cette décision avec une certaine tristesse, car l’histoire que Charles Caudrelier et Bostik ont écrit en un demi tour du monde est belle. Nous avions envie de continuer. Mais à l’impossible nul n’est tenu. Rien ne peut justifier d’aller risquer la vie d’un équipage uniquement pour la satisfaction de se conformer au programme annoncé il y a deux ans. "Nous nous faisions une joie d’accueillir Bostik à Cherbourg dans un peu moins de deux mois au terme de la seconde étape du Tour du Monde de Reconnaissance de la SolOcéane. Cette annulation n’est que partie remise, car nous offrons en contrepartie à la Ville de Cherbourg l’opportunité que la Transat de Reconnaissance de l’été prochain parte du port normand à la mi-juillet. Nous nous engagerons ainsi sur la fameuse ligne transatlantique Cherbourg – New York qui participa au rayonnement mondial de cette porte ouverte de l’Europe sur l’Atlantique".
(source SolOcéane)
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Prolifération des icebergs : les explications des scientifiques
Avant que le solitaire russe ne révèle la situation dans laquelle il se trouve actuellement, Jean-François Bonnin et Pascal Landuré, les deux spécialistes de Meteo Strategy – qui a effectué l’assistance météo de Bostik et qui sera l’agence météo officielle de la SolOcéane après avoir été celle de la Barcelona World Race – ont exposé la situation actuelle.
"En ce qui concerne la navigation de Wellington au Cap Horn, on peut tracer les grandes lignes du risque constitué par les icebergs et growlers de la manière suivante. L’Antarctique, qui a une inertie thermique très forte, beaucoup plus forte que celle de l’Arctique, produit des icebergs de dimensions beaucoup plus grandes. En septembre-octobre, à la fin de l’hiver austral, la zone recouverte par la glace est maximale. Le morcellement du pack et la formation d’icebergs depuis les glaciers et les ice-shelves débutent avec le printemps austral. Pris dans le flux global, tout d’abord d’est en ouest à proximité du continent antarctique, puis d’ouest en est plus au nord, les icebergs effectuent ce que l’on appelle des "gyres", c’est-à-dire des trajectoires en forme de crochets incurvés vers l’est. En remontant en latitude, dans la partie incurvée de la gyre, les glaces dérivent vers le nord. Ce mouvement "méridien" entamé par 65° à 60° de latitude sud, prend fin par 50° sud, où les icebergs ont alors un déplacement zonal d’ouest en est, comme les dépressions australes".
"Globalement, c’est la zone de convergence antarctique qui forme la limite nord des icebergs. Elle sépare les eaux antarctiques, comprises entre – 1°C et 4°C, des eaux subantarctiques, comprises entre 6°C et 14°C. Les icebergs de l’Antarctique dérivent donc vers l’est et demeurent dans des eaux plus froides que les icebergs de l’Arctique, qui se déplacent vers le sud et des eaux plus chaudes ce qui accélère leur fonte. Pour cela et en raison de leurs dimensions supérieures, les glaces (icebergs et growlers) du Pacifique et du sud de l’Atlantique fondent moins vite que celles issues de l’Arctique".
Départ impératif début janvier
"A la fin de l’été austral, au mois de mars et au début avril, les glaces atteignent leur extension maximale vers le nord. Il est à noter que le passage du Cap Horn, par 57° sud, ne représente pas la fin du calvaire imposé aux équipages par d’épuisantes veilles. En effet, les courants marins ont une composante nord très marquée et les icebergs peuvent remonter aux environs des îles Malouines et des îles de la Géorgie du Sud. Le record de remontée en latitude a été établi par un iceberg par 30° sud, soit au large du Brésil. C’est dire que la vigilance doit rester de mise très longtemps après le Cap Horn !"
Le routeur Jean-Yves Bernot, qui vient notamment de travailler aux côtés de Francis Joyon dans sa quête victorieuse du record du tour du monde en solitaire, assombrit encore un peu le tableau : "La fin du mois de mars marque l’entrée dans l’automne austral et amène un changement rapide de temps, comparable à ce que l’on peut voir dans notre hémisphère entre début septembre et début octobre. Cela se traduit par une augmentation rapide du nombre de coups de vent dans l’océan austral ; une augmentation de la durée des coups de vent et de la force moyenne du vent ; une baisse de la température moyenne de l’air ; une augmentation de la durée de l’obscurité avec trois heures de nuit en plus. Des nuits froides qui ne favorisent pas la veille aux icebergs".
Yvan Griboval conclut : "Dans cette situation, nous retenons deux enseignements majeurs. Le premier est que le réchauffement de la planète est une réalité incontestable, dont les effets se répercutent même dans cette zone du monde que nous imaginions protégée. Le témoignage actuel de Fedor Konyukhov est édifiant ! C’est une justification supplémentaire à notre Campagne OceanoScientific Veolia®. En effet, chaque monotype Veolia Oceans® engagé dans la SolOcéane collectera automatiquement des informations essentielles de l’état de santé du Grand Sud. Elles alimenteront les grandes institutions internationales d’observation des phénomènes climatiques, qui travaillent actuellement dans cette partie du monde avec la seule assistance des satellites. Le second enseignement est que pour diminuer les risques de navigation dans les icebergs, il faut aller naviguer aux abords du Cap Horn le plus tôt possible en début d’année, avant que les champs de glaces ne soient positionnés trop au nord. Le départ de la SolOcéane de Wellington se fera donc impérativement vers le 10 janvier 2010, c’est-à-dire une trentaine de jours environ après l’arrivée de la première étape".