« Ni dans l’ordre, ni dans le désordre, je ne vais surtout pas me risquer à un quelconque pronostic. » Pourtant pas réputé pour manier la langue de bois, le directeur de course Jacques Caraës est bien prudent à l’heure du traditionnel radio ponton sur le thème « c’est kiki-va-gagner ? » . Pour lui, « on a un plateau très homogène, avec 15 à 20 solitaires sur 50 qui sont capables de monter sur le podium. Pour entrer dans les dix, il va falloir être très, très bon, lucide, bien naviguer, être inspiré, mais aussi savoir dormir… » Et des bons, donc, il y en a. Le petit rédacteur se lance. Seuls deux des hommes en lice ont déjà remporté La Solitaire : l’actuel champion de France Nicolas Troussel (en 2006) et Eric Drouglazet (en 2001). Bien préparés, en forme, sûrs de leur fait, les skippers de Financo et Luisina ont marqué leur territoire hier en terminant aux avant-postes du Prologue Suzuki : 3e et 4e…
L’examen attentif des deux dernières solitaires n’est pas dénué d’intérêt. Cinq skippers y ont déjà cueilli les honneurs du podium général : Nicolas Troussel donc, mais aussi Thierry Chabagny, (Suzuki Automobiles, 2e en 2006), Corentin Douguet (E.Leclerc Mobile, 3e l’an passé), Frédéric Duthil (Distinxion Automobile, 2e en 2007) et Gérald Véniard (Macif, 3e en 2006). Ces deux derniers ont en commun d’avoir raflé à eux seuls quatre des huit étapes courues depuis deux ans. Et ils sont au top : chacun une victoire dans les courses de début de saison… tout comme un sixième homme-épouvantail : Gildas Morvan, récent vainqueur de la Course des Falaises et comme par hasard lauréat du Prologue Suzuki. « Etre étiqueté favori ne me dérange pas», se rassure l’intéressé, « la vraie pression, c’est l’arrivée finale chez moi à l’Aber Wrac’h, où je vais être tellement attendu que c’est un coup à me saborder si je ne suis pas en tête ! »
Club des 5 et bande des 10
Le skipper de Cercle Vert est donc un cador logique. Un homme à battre, tout comme son frère ennemi Eric Drouglazet. Ces dix dernières années, ces deux-là sont montés trois fois chacun sur le podium final. Qui a dit qu’il n’y avait pas de grands noms sur cette course? La notoriété médiatique est une chose, le savoir-faire maritime en est une autre. Pas moins de dix concurrents 2008 ont déjà connu le bonheur de gagner au moins une étape lors de la dernière décennie. Un cinquième de la flotte ! A ceux déjà cités, il faut ainsi ajouter Christophe Lebas (Lola), vainqueur à Bilbao en 2000, Antoine Koch (Sopra Group 1), à Crosshaven en 2002 où l’imitera Laurent Pellecuer (Dr Valnet-Aromathérapie) trois ans plus tard, et encore l’Italien Pietro D’Ali (Mc Louis), à… La Rochelle en 2005.
Donc voilà : deux ont déjà gagné la grand’messe, cinq autres ont été à deux doigts d’y parvenir et dix ont en soute au moins une victoire d’étape. Mais ce qu’il y a de formidable avec les mathématiques, c’est que leur relation avec la mer a toujours été du type « je t’aime/moi non plus ». Et que si ça se trouve, aucun de ces dix-là ne s’invitera au festin des vainqueurs. Sur les pontons, le discours récurrent est du type : « la moitié de la flotte peut gagner ». Aïe. Le compte n’est pas bon. N’aurait-on encore cité que la moitié des prétendants? Pas impossible. Le retour d’Erwan Tabarly (Athema) par exemple pose question : le talentueux neveu d’Eric est tout simplement le plus régulier des figaristes dans le top ten depuis qu’il court La Solitaire. Ce qui pose son homme.
Une autre solution de facilité consiste à considérer avec bienveillance les numéros de voile de 1 à 10, puisque ceux-ci sont attribués dans l’ordre du classement du Championnat de France de course au large en solitaire. Dans ce listing de luxe, six marins n’appartiennent pas (pas encore) aux glorieux sous-ensembles déjà cités : Thomas Rouxel (Défi Mousquetaires) Gildas Mahé (Le Comptoir Immobilier), Franck Le Gal (Lenze), Ronan Treussart (Groupe Céléos), Liz Wardley (Sojasun) et Armel Tripon (Gedimat).
Et voilà comme on se retrouve avec la bagatelle de 16 marins pouvant argumenter leurs prétentions chiffres à l’appui. Le problème est que cela n’exclut en rien quelques-uns des 34 autres. Voyez Jeanne Grégoire (Banque Populaire), passée tout près d’un exploit irlandais à Dingle voilà deux ans. Voici encore Nicolas Bérenger (Koné Ascenseurs) qui, à force de le titiller, finira bien un jour par décrocher le ponpon. Et Biarnes (Côtes d’Armor), Péron (L’Esprit d’Equipe), Pratt (DCNS 97), Lunven (Foncia), Attanasio (DCNS 62) et consorts ? Premier bizuth l’an passé, « Nicolas Luven peut lui aussi prétendre au podium », estime Jacques Caraës. Christopher Pratt, son prédécesseur chez les « bleus » en 2006, aura aussi son mot à dire. Tout comme François Gabart (Espoir Région Bretagne), très brillant bizuth hier sur le Prologue (7e). Mais on ne fera pas insulte au lecteur en lui rappelant que sur cette course de dingos, tout est possible. D’autant que la météo bien tordue de cette première étape peut déjà faire sortir de son chapeau noir un animal à grandes oreilles de trois semaines. Voire un des onze bizuths, même si ceux-ci affichent des niveaux plus disparates que leurs aînés. Pour eux, c’est le moment de se souvenir que Giono écrivait « la raison et la logique, c’est pour les temps ordinaires ». Or La Solitaire n’est pas un temps ordinaire. Demain à 13h, on lâche la meute. Chacun sa chance, chacun son destin, ne lâche pas un mètre à ton voisin.
BM
La Rochelle-Vigo (465 milles)
Mistoufle au départ… mistoufle à l’arrivée ?
C’est la grande classique, l’incontournable de La Solitaire : une traversée du golfe de Gascogne entre les côtes françaises et l’Espagne. Mais attention, cette première étape, la plus courte en terme de distance, pourrait bien cacher son jeu et se révéler longue à expédier. « C’est une vraie mise en jambe qui pourrait réserver des surprises » confie Jacques Caraës, le directeur de course. Des surprises météorologiques, s’entend. Vendredi à 13h, il faut s’attendre à un départ dans des vents faibles, des mous qui perdureront pendant les premières 12 à 15 heures de navigation. « Il faudra se donner du mal pour faire avancer le bateau la première nuit. Les bons barreurs vont rapidement prendre l’avantage » commente Jacques Caraës. Mais la situation devrait évoluer en fin de nuit avec le passage d’un petit système dépressionnaire. Les 50 concurrents évolueront alors au près-bon plein, tribord amures, dans un vent de nord-ouest de 20 à 25 nœuds, s’étiolant dans la journée de samedi. A ce stade, les premiers navigueront au milieu du Golfe de Gascogne. Puis, dimanche, ce sera une nouvelle butée sous l’effet d’une poussée anticyclonique. Aux abords de la Galice, avant « d’enrouler » le cap Finisterre, les spis ne tarderont pas à sortir, gonflés par un flux de nord puis d’est-nord-est d’une dizaine de nœuds. Le contournement de la pointe ouest de l’Espagne et la descente vers Vigo s’effectuera au gré de zones de dévents et de brises thermiques. « Les derniers milles seront assez pénibles » pressent Richard Silvani de Météo France, d’autant qu’à cette époque de l’année les îles Cies, qui marquent l’entrée de la large baie de Vigo, sont généralement baignées de brume, « un décor magique et un endroit merveilleux » selon Jacques Caraës… qu’il faudra donc mériter de visiter en premier. Voilà pour la théorie, qui laisse entrevoir aux coureurs une première étape tactique et fatigante et dont l’issue devrait se jouer lundi soir. En l’absence de marque de parcours, le jeu sera ouvert dans le golfe mais aussi dans la descente des côtes galiciennes et aux abords immédiats de la baie de Vigo.
C.El