L’arrivée de la course longue, ce matin vers 5h30 dans une fin de nuit sans lune, sous un ciel où les étoiles venaient de disparaître, comme conscientes de la gravité de la situation, était digne des moments qui restent longtemps gravés dans l’esprit des régatiers. D’un côté, Yann Eliès (Groupe Generali Assurances), vainqueur de la manche, leader de la Course des Falaises et probablement Champion de France de Course au Large en Solitaire 2006 – comme il le fut dans les deux épreuves en 2004 déjà. De l’autre, Gérald Véniard (Scutum), régatier de talent, solitaire des grands débats, blessé au plus profond de sa jeune carrière tellement prometteuse, l’œil brillant de larmes qui ne sortent pas et qui font mal, champion en berne d’un titre de rêve qui ne sera probablement pas réalité – Juste pour cette année du moins. Car bientôt son talent pourra rayonner.
Le regard toujours aussi perçant, mais la mine fatiguée du duelliste qui a joué la gagne jusqu’au bout du bout du parcours, Yann Eliès se passe la main dans les cheveux, marque un temps de réflexion et déclare d’une voix posée : "Je suis content, j’étais super régulier, je me suis fait plaisir, j’ai fait des bons coups, j’ai eu de la chance aussi : le cocktail était réussi. Normalement c’est moi qui vais gagner, le doute n’est plus permis, sauf incident demain". Et de décrire sa Course longue en quelques phrases qui résument une lutte sans merci, sans répit : "Je n’ai pas pris un super départ, mais j’ai réussi à me dégager, à avoir du vent frais. On a longé la côte et il y a eu quelques petits coups à faire. Je les ai faits dans le bon sens". Dans le cahier du Directeur de course, l’observation est sans appel : "14h50 – Yann Eliès passe Gérald Véniard en cap et en vitesse, il prend la tête devant l’aiguille d’Etretat".
Yann Eliès reprend : "En arrivant à la bouée Cussy (en face de Port en Bessin), le vent est complètement tombé. Gérald a repris l’avantage d’environ 0,3 mille". Cet avantage augmentera, puis fondra peu à peu jusqu’à ce que les deux régatiers entament un bras de fer d’une extrême intensité entre Etretat et Yport, en approche de la ligne d’arrivée située devant le Casino de Fécamp. La nuit est totale, la pression aussi. Les deux silhouettes des monotypes inclinés sous un doux zéphyr venu de terre, comme un vent d’été, se distinguent à peine, parfois balayées par le projecteur d’une caméra de TV. Savoir qui va couper la ligne en tête est impossible. Le mètre gagné coûte des efforts de concentration, alors que les yeux piquent et que les muscles tirent. Mais on sent que les deux hommes ont dépassé ce stade. Tout comme pour Charles Caudrelier (Bostik), Gildas Morvan (Cercle Vert), Eric Drouglazet (PIXmania.com) et Nicolas Troussel (Financo), en embuscade dans cet ordre. Yann Eliès conclut : "Et puis je lui (Gérald Véniard) ai chipé la première place sur la ligne d’arrivée, comme un chacal". Comme un champion, plutôt.
La victoire de manche acquise, le crédit de points du solitaire au spi décoré aux armes du Lion de Venise augmente au classement général provisoire. C’est aussi un passage à la caisse pour Yann Eliès et un double profit, car cette Course longue est affectée du coefficient 2. Bingo ! Cela sent donc la seconde victoire consécutive dans la Course des Falaises, après celle acquise en 2004 par le briochin. Mais un autre parfum court sur les pontons dans les effluves d’une marée basse qui s’annonce dans le port des Terre-Neuvas.
En effet, Gérald Véniard était leader du classement général provisoire du Championnat de France de Course au Large 2006 à l’entame de la Course des Falaises devant Yann Eliès, sa réelle menace. Mais hier, à 17h35, Gérald Véniard a omis de respecter une marque de parcours sous les yeux de la Direction de course et du Président du Comité de course. Deux concurrents ont protesté officiellement et le Comité de course aussi. Les protestations seront jugées demain à 9h00. Mais faisons donc encore durer le suspensŠ "J’aurai préféré qu’il (Gérald Véniard) ne fasse pas cette erreur là. Cela ne m’aurait pas mis dans le dilemme de le voir disqualifié ou pas", remarque Yann Eliès, presque gêné par sa bonne fortune, qui est aussi probablement le fruit de la terrible pression qu’il a mise sur le dos de son jeune dauphin. "D’un côté je me dis que j’ai peut-être là l’occasion d’être Champion de France (pour la seconde fois après 2004) et d’un autre côté la manière n’est pas celle que j’aurai souhaitée. Donc je suis un peu partagé". Chacal, Yann l’est barre en main. Gentlemen navigateur, il l’est aussi. Pas désagréable de voir ainsi le panache du régatier épouser la loyauté des gens de mer.
Lampe frontale encore emmêlée dans sa tignasse coiffée au vent du large, Gérald Véniard donne le change sur le ponton. Il raconte en rigolant le spectacle donné par la Direction de course qui signalait la réduction de parcours à 2h00 du mat’, avec son pavillon Oscar riquiqui et son sifflet à roulette. Contraste d’un brin de yachting de papa dans une course de gamins fougueux. Mais une fois la rigolade un peu forcée éteinte, après un regard échangé avec Yann Eliès comme pour dire "j’ai pas fait exprès", dans l’intimité de la nuit qui ne s’ouvre pas encore au nouveau jour, à l’abri de la voile non ferlée qui dissimule des regards, Gérald perd l’assurance derrière laquelle il se protège parfois, pour expliquer tout simplement : "Je sais pas. Je suis perplexe. J’ai fait une faute (bouée laissée du mauvais côté). On verra comment je serai sanctionné. Cela m’a foutu le moral à zéro pendant toute la course. J’ai raté une bouée qui n’était pas importante dans le parcours, j’ai raté un truc. Quand les autres (Yann Eliès et Gildas Morvan) m’ont parlé à la VHF (radio de bord), m’ont indiqué que j’étais passé du mauvais côté, j’étais à trois milles de la bouée. Alors c’était ça (continuer) ou rentrer au port. La sanction était trop lourde. Faut pas me parler de Championnat de France, j’ai fait une super course, j’ai fait une bêtise, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : je suis un peu gâché". Le regard fixe la caméra, les yeux s’embuent. Humilité. Reprise du double vainqueur d’étape de la Solitaire Afflelou Le Figaro 2006 : "Yann est très impressionnant. Il survole les débats". Respect.
Demain à 14h00, le Comité de course enverra les couleurs pour la dernière fois de cette Course des Falaises 2006. Un petit tour vers Etretat, ou Yport si Eole est frivole et puis s’en vont. Vingt-cinq solitaires tireront leur révérence aux falaises et le Roi Yann pourra être sacré, avant de rejoindre la cour des grands sur son proto Groupe Generali Assurances de Vendée Globe. Mais c’est là une toute autre histoire.
Source Course des Falaises