Le grand échiquier

David Sineau Proto 348 Bretagne lapins
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Euclide nous l’a affirmé dans ses Eléments au 3ème siècle avant JC, dans son quatrième postulat : « par deux points ne passe qu’une seule droite ». Mais depuis, la géométrie elliptique a infirmé cette définition en observant que sur une sphère, le plus court chemin est une courbe. Une courbe dénommée « orthodromie » ou « route directe » et qui sert de référence pour calculer la distance d’un parcours océanique. Pour la course Les Sables-Les Açores-Les Sables, la deuxième étape entre Horta et le port vendéen est de 1 270 milles. Mais sur l’eau, la ligne droite (ou courbe) est une abstraction, une vision onirique, une définition conceptuelle : d’abord, l’océan est loin d’être lisse comme une boule de billard. Ensuite, un navire même à moteur ne progresse qu’en lacets à cause des vagues. Enfin, un voilier est propulsé par le vent et ne peut donc pas naviguer face à lui : il doit tirer des bords. Et en sus, la brise d’un jour n’est pas celle du lendemain, ce qui complique encore l’affaire, puisqu’il faut aller chercher des vents parfois bien loin de la route directe pour avancer  plus vite…
 
Mathématiques maritimes
Dans cet « ensemble flou », la probabilité que la trajectoire définie par un routeur (spécialiste météo qui intègre les prévisions à court et moyen terme, et fait tourner un logiciel informatique pour tracer une voie optimale) soit juste sur huit jours de course océanique, est pratiquement nulle, sauf si les données sont perpétuellement remises à jour. Ce n’est pas le cas pour les Minis qui n’ont pas la possibilité de contacter la terre, donc d’affiner leur option plusieurs fois par jour. Partis de Horta il y a une semaine avec un routage bloqué, les solitaires ont vite compris au bout de deux jours, que la situation sur l’eau n’avait plus rien à voir avec la simulation virtuelle.
 
Alors certains ont construit leur stratégie dès le départ comme l’Espagnol Gerard Marin (Escar l’escala-CN Llanca) au Nord ou Hervé Piveteau (Jules) au Sud, d’autres ont suivi à la lettre leur routage et : Boum ! En plein dans l’anticyclone des Açores… Plombés par les calmes (le gros de la flotte). D’autres encore ont suivi leur instinct en privilégiant la route la plus directe tel David Sineau (Bretagne Lapins) ou Isabelle Joschke (Degrémont), d’autres enfin ont changé leur fusil d’épaule en cours de course comme Adrien Hardy (Brossard) ou Olivier Cusin (NégaWatt) en se recalant vers le Nord.
 
A moins de deux jours de l’arrivée aux Sables d’Olonne, la course a donc pris un autre visage : celui de quatre prétendants à la victoire (Sineau, Joschke, Marin, Hardy) avec trois outsiders qui peuvent encore s’intercaler (Laureyssens, Salabert, Mihelin). Près des côtes espagnoles, David Sineau, voit son avance décroître au fil des heures : propulsé par une petite brise de secteur Nord-Ouest huit nœuds, il va se planter dans un faible flux portant de moins de cinq nœuds jusqu’à jeudi matin. Une dure nuit pleine de doutes s’annonce pour le premier, leader depuis quatre jours, qui peine à atteindre quatre nœuds de vitesse et va voir son compteur encore descendre au coucher du soleil. S’il ne réagit pas en remontant vers le Nord (et en s’écartant des côtes et donc de la route directe), il devrait être en ballottage dans 24 heures à peine !
 
Au large, au milieu du golfe de Gascogne, Gerard Marin continue son grignotage de rongeur pour avaler le « Lapin breton »… Cinquième au scratch (et largement premier en voilier de série), l’Espagnol semble bien connaître les pièges hispaniques : il navigue sur le 45° Nord, soit à plus de 120 milles des côtes, et ne cesse d’accélérer avec l’arrivée d’un front froid générant plus de quinze nœuds de vent, puis vingt, enfin vingt-cinq nœuds jeudi. Avec une vitesse moyenne supérieure à huit nœuds ce mercredi après-midi, il gagne des dizaines de milles par jour depuis son virage à droite où il concédait alors plus de 225 milles au premier ! Quatre jours plus tard, il n’est plus qu’à une cinquantaine de milles du leader… Et derrière l’Ibère, le jeune Adrien Hardy met du charbon : le vainqueur de la première étape a eu le courage de rompre le contact il y a deux jours pour partir au Nord et croiser derrière Gerard Marin. Et avec le vent qui rentre, il navigue à près de dix nœuds et revient comme une balle…
 
Putter sur le golfe
Enfin, sur une route intermédiaire, Isabelle Joschke (Degrémont) peut arriver à éviter les molles espagnoles et à toucher rapidement la brise nouvelle. Mais elle devra aussi se méfier d’un retour de François Salabert (Aréas Assurances) peu éloigné de son tableau arrière, de Peter Laureyssens (Ecover) calé nettement plus au Sud dans la roue du leader, et d’Andraz Mihelin (Adria Mobil Too) qui allonge la foulée ces dernières heures. Et comme par hasard (sic !), cinq d’entre eux (Hardy, Mihelin, Sineau, Joschke, Salabert) terminaient dans les six premiers aux Açores, avec moins de quatre heures d’écart à Horta à l’issue de la première manche. Donc non seulement la victoire d’étape se joue en ce moment sur le terrain du golfe… de Gascogne, mais en sus, le classement général parmi les prototypes est voué à vaciller ! Le putt ultime pour le dernier trou pourrait permettre d’empocher le trophée.
Finalement, par deux points, il passe un nombre infini de courbes, de sinusoïdes, de paraboles, d’hyperboles, d’ellipses, de conchoïdes, de serpentines, de spirales, de trochoïdes… La voie euclidienne optimale est loin d’être mise en équation !
 

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